Censure et bédé : Les yeux grand fermés
Société

Censure et bédé : Les yeux grand fermés

Notre collaborateur MICHEL TRUDEAU s’est fait venir des bédés cochonnes en direct de France. Mais Douanes Canada a saisi le matériel aux frontières. Le journaliste a voulu savoir pourquoi…

Il y a quelques années, L’Amant, de Marguerite Duras, avait été jugé obscène par les douaniers canadiens et estampillé «9899.00.00», comme toute marchandise moralement indigne d’entrer au pays. J’ai voulu savoir où en était rendue la censure. Pour ce faire, j’ai donc entrepris une petite expérience très instructive.

Je me suis fait venir du matériel érotique par la poste.

Deux sexes, deux mesures
Un honnête propriétaire d’une librairie de bandes dessinées, aujourd’hui retiré en Alsace, m’a déjà fait part de la perplexité des douaniers canadiens devant les p’tits Mickey vicieux. Chez nous, la bédé X frappe le mur. Et quand je parle de bédé X, je parle de tous ces grands noms qui, de Manara à Giovanna Casotto, ont pris leur pied avec la plume.

J’ai donc décidé de me fait venir des bédés cochonnes. J’ai choisi un pays pas trop exotique: la France. À Paris, une librairie renommée – La Muzardine – vend des bédés X librement. J’ai commandé au hasard une dizaine de titres, et j’ai attendu. Un mois et demi plus tard, je n’avais reçu qu’un seul volume, Druuna X. Puis, un jour, bingo! Revenu Canada Douanes m’envoie un avis m’informant que 90 % des bédés que j’avais commandées «exploitent indûment les choses du sexe».

Je téléphone aux douaniers, m’attendant à tomber sur une espèce d’ultramontain à la voix rauque. Surprise! La dame qui me répond a le ton jeune et pétillant, comprend mon problème, et m’indique comment porter ma cause en appel. Ne saisissant pas trop pourquoi on m’envoie Viol d’un couple, qui me semble parler d’agression sexuelle, et non Fantasme-moi, je demande qu’on éclaire ma lanterne. Pourquoi l’un et pas l’autre?

Avec un sourire dans la voix, la dame m’explique que les douaniers appliquent des critères précis. Ainsi, des images montrant deux queues pénétrant un même orifice sont automatiquement refusées. Je demande si on refuse l’image d’un homme pratiquant un double cunnilingus. La réponse est non. La société canadienne est donc précise, mais légèrement sexiste.

Je porte donc mon cas en appel.

L’agent d’appel est tout aussi aimable, ce qui m’enseigne une première leçon évidente: les censeurs sont des gens ordinaires, voire assez gentils, auxquels on a donné un code imbécile et qui doivent l’appliquer au péril de leur propre intelligence. La dame fait des recommandations positives et mes bédés X se retrouvent à Ottawa en attente d’un jugement sur leur mérite artistique.

À ce chapitre, le mémorandum D-9-1-1 de Revenu Canada est on ne peut plus clair: en cas de doute, la liberté d’expression doit primer. Bonne nouvelle! Sauf qu’il y a un petit risque: il se peut que la société ne soit pas prête à tolérer le contenu de l’oeuvre, et que celle-ci soit interdite.

Quand je demande si le Québec est une société sexuellement distincte, on me répond par l’affirmative. «Vous pouvez toujours plaider votre cas devant la Cour provinciale et exiger que Revenu Canada Douanes vous redonne vos bédés cochonnes», m’explique-t-on. Mais à supposer que je gagne, n’y aurait-il pas là une absolue perversion à exiger d’un individu qu’il étale au grand jour de l’administration publique et des tribunaux son penchant pour l’art érotique?

Fantasmes en gros
Conclusion?
1) Les douaniers appliquent des critères précis mais bébêtes. Deux bites dans une bouche; des mains attachées; une fille pas de seins qui a l’air jeune; un chien bandé; un mort raide; un grand-père qui fait sauter sa nièce sur ses genoux, et on vous envoie automatiquement dans la filière «9899.00.00».

2) Si vous contestez leurs décisions, on révise les critères bébêtes en appel pour voir s’ils ont été respectés. Onze fois sur dix, ils l’ont été. Mais si vous êtes chanceux, vous allez tomber sur une gentille dame dont la travail consiste à se taper tout le matériel cochon qui entre au pays et, l’abus émoussant les sens, elle trouvera peut-être quelque valeur artistique à vos estampes japonaises.

N’empêche qu’il y a un petit problème. À juger de l’art érotique ou pornographique avec les yeux grand fermés, on révèle nos moeurs en matière de sexe. Plus que jamais, les censeurs et les législateurs se tapent le nez sur le miroir de la nature humaine qui cherche désespérément le plaisir. Ils s’embrouillent dans l’étendue du fantasme, et ont du mal à faire la différence entre l’évocation et la réalité.

Sauf pour une chose que je dois préciser: le commerce ajoute au sexe une vertu qu’il n’a pas pour la loi. En effet, on est beaucoup moins sévère pour l’industrie du livre que pour les importations privées. Les distributeurs à fort volume jouissent du bénéfice du doute.

Et on dira, après cela, que la taille n’a pas d’importance…

À l’index!

Exemples de ce qui est interdit au Canada:

Sexe avec violence
L’homme tape les fesses de la dame avec un fouet, ou vice versa.
Comme dans Justine ou les infortunes de la vertu, du marquis de Sade

Déchéance sexuelle
L’homme enfile la dame sur une table pleine de sang.
Comme dans C’est beau une femme, de Reiser

Asservissement sexuel
On attache le monsieur ou la dame.
Comme dans Esclaves de corde et de métal, du photographe Robert Chouraqui

Assaut sexuel
On prend de force.
Comme dans Roy Stuart volume 2 (photos d’art)

Sexe avec juvéniles
Un vieux avec une jeune; un jeune avec une vieille.
Comme dans les dessins de Hans Bellmer

Inceste
Le sexe en famille.
Comme dans Contes à faire rougir les petits chaperons, de Jean-Pierre Enard

Bestialité
L’amour indu pour les bêtes.
Comme dans Le Viol des Sabines, de Pablo Picasso

Nécrophilie
Un mort, un vivant.
Comme dans Expériences intimes, de Giovanna Casotto

Et tout ça réuni dans une seule oeuvre: Le Rapport Hite, de Shere Hite.