Société

Droit de cité : Les grands balais

D’abord, la nouvelle avait de quoi surprendre: l’ex-stationnement Berri, l’ex-carré Berri, l’ex-place du 350e et désormais place Émilie-Gamelin n’est pas vraiment une place, pas plus qu’un square, mais un parc. C’est l’administration municipale qui l’a annoncé la semaine dernière.

C’est ce qu’on appelle une crise d’identité. Qui suis-je? D’où viens-je?

Eh bien, ma chère Émilie, t’es une vieille acariâtre qui chasse les crottés de l’Est passé les onze coups de vingt-trois heures, afin d’assurer le bon commerce dans les alentours.

C’est une sacrée belle mission pour celle qui fut la fondatrice du travail social au Québec.

«Pour le bien des jeunes»
Donc, la place Émilie-Gamelin est maintenant un parc. C’est quoi, la différence? Une place publique vit sans heures, alors qu’un parc suit l’horaire des dépanneurs.

Surtout, ne dites pas que la Ville a fait tout ce boulot administratif pour chasser les jeunes de la rue qui squattaient la place. C’est faux! Jean Fortier, le président du comité exécutif, nous le jure. Simplement, selon la définition telle qu’énoncée dans le règlement U-1 du Plan d’urbanisme, un endroit répondant aux caractéristiques d’Émilie-Gamelin n’est pas une place, mais un parc.

En 1996, Sammy Forcillo, le conseiller du district de Saint-Jacques, avait déjà annoncé le changement de vocation de la place suite. Il répondait aux plaintes des usagers du métro, de l’Hôtel des Gouverneurs et des commerçants du Quartier latin qui en avaient ras le bol de voir autant de jeunes envahir Émilie-Gamelin.

Car selon les fournisseurs de MacJobs du Quartier latin, ce sont «les pouilleux du square Berri» qui ont tué le commerce dans le coin, non la qualité médiocre des restos. Il y a un an, leur représentant a même lancé: «Si les jeunes crissent pas leur camp, y a des contrats qui vont se donner.»

Un certain soir de juin 96, la Ville a décrété un couvre-feu sur la place Émilie-Gamelin (pour le bien des jeunes, of course), et a commencé à distribuer des contraventions à ceux qui osaient s’y aventurer encore.

C’est à ce moment que les punks ont pris la route de la place Pasteur, située à six punks de là, entre trois pans de mur du pavillon Athanase-David de l’UQAM.

Or, qu’est-ce qui est arrivé? La place Pasteur a subitement changé de propriétaire. La Ville l’a généreusement offerte à l’auguste université.
Gageons que l’UQAM (qui est le propriétaire d’un édifice abritant le club de danseurs nus 281) commencera bientôt à pasteuriser l’endroit pour en éliminer les «microbes».

Et, comme la Ville l’a fait avec la place Émilie-Gamelin, chasser les jeunes de la rue.

Enfer et damnation
Pour certains spécialistes, les jeunes qui se retrouvent dans la rue ont commencé leur vie du mauvais pied. «Plusieurs d’entre eux ont eu une enfance difficile», disait monsieur Forcillo en 96.

Effectivement, on peut blâmer la «déstructurite» sociale qui afflige la nation moderne. La famille, la paroisse, le quartier n’existent plus, et si ce n’était des services Étoiles de Bell, plus personne ne se croiserait. Quand vous êtes mal équipé dans la vie au point de n’avoir qu’un vieux téléphone à roulette, vous ne parlez à personne.

Que ce soit jadis aux Blocs (à côté des Foufs), à la place Émilie-Gamelin ou à la place Pasteur, ces jeunes se sont construit leur propre parvis d’église, à défaut de services Étoiles.

Toutes les âmes charitables (travailleurs sociaux et de rue, médecins, infirmiers) qui s’occupent de ces êtres égarés s’accordent à dire qu’il vaut mieux les voir flâner à la même place, toujours à la même place, qu’un peu partout aux quatre coins de la ville.

D’où l’importance de ne pas «nettoyer» les lieux publics à grands coups de balai, mais plutôt d’y aller avec le porte-poussière, histoire de les garder à vue.
Parce que chaque fois que la Ville «balaie» la place Émilie-Gamelin ou la place Pasteur, on perd les jeunes de vue pour un sacré bout de temps. Et on ne peut plus faire de suivis médicaux et sociaux.

Résultat: après quelques mois d’errance, on les retrouve sur un nouveau perron d’église.

Deux fois plus amochés.