La Corrida au Stade olympique : Un zoo, la nuit
Société

La Corrida au Stade olympique : Un zoo, la nuit

Samedi, le Stade olympique a été l’hôte d’une corrida. Plus de dix mille spectateurs se sont déplacés pour admirer les taureaux de race et les cavaliers de réputation internationale. Pendant ce temps, les amis des animaux, eux, voyaient rouge.

18 h 30, une heure avant le début des combats. On sent déjà beaucoup de fébrilité. Personne ne part à la rencontre de la tauromachie sans un petit pincement au coeur. Certains spectateurs associent la corrida à la danse, une danse grave et tragique; alors que d’autres semblent y aller à reculons, même si on nous promet un spectacle aseptisé. Bref, tout le monde appréhende le meilleur. Et le pire.
«On aime ou on n’aime pas, c’est comme ça», me fait remarquer Maria Ferrano, étudiante en économie, d’origine portugaise. À quelques pas des portes du spectacle taurin, un manifestant la pointe du doigt: «On est au Québec, ici! Si tu veux maltraiter des animaux, retourne dans ton pays!»

Ils sont plus de cent cinquante manifestants à voir rouge devant le Stade. À brandir des pancartes et à tonner les slogans de Bardot. La plupart d’entre eux sont des membres de Réseau Action Globale. Depuis plus de six semaines, ils ont tout fait pour mettre un frein à la corrida: ils ont rencontré des politiciens, manifesté, demandé des injonctions et distribué des tracts. Ce qu’ils veulent: forcer la Ville de Montréal à adopter un règlement semblable à ceux des Villes Mont-Royal et Saint-Laurent, visant à interdire ce genre de spectacles. «Notre message est simple, explique Nicole Béliveau, porte-parole de Réseau: on veut arrêter la torture. Déjà, plusieurs amateurs de corridas se plaignent qu’on ne s’attaque pas plus sauvagement aux bêtes. Les spectateurs veulent les voir saigner. Ce sera d’ailleurs la prochaine étape. On réagit donc tout de suite, avant qu’il ne soit trop tard.»
Les responsables de la corrida tentent de minimiser l’affaire. «Action Globale a orchestré une véritable campagne de terrorisme autour de l’événement alors que le spectacle que l’on offre n’a rien d’une boucherie! Ils ont réussi à faire peur aux gens et à répandre un faux message», déplore Jean-Louis Nadeau, promoteur de l’événement.

No problemo!
À l’intérieur, la controverse laisse place aux couleurs de la fiesta portugaise. Personne ne semble éprouver une quelconque inquiétude pour les novilleros ou pour les animaux. Ici, le mot d’ordre est «no problemo». On a remplacé les pompes de Labatt 50 par la bière mexicaine Sol. Des haut-parleurs crachent des airs de l’opéra Carmen, de Bizet. De puissants projecteurs écrasent le sable de l’arène. Les hommes fument des cigarettes européennes et les femmes s’éventent. Des enfants portugais et espagnols se sont regroupés près des chevaux pour ne pas manquer les temps forts du ballet attendu.

Puis, les bêtes arrivent à tour de rôle. Elles grattent de la patte, avant de charger les toreros. Parfois, les taureaux semblent un peu égarés, visiblement pas d’humeur à se faire narguer. À d’autres moments, toutefois, ils s’enragent et projettent certains toreros dans les airs. Les corps s’écrasent avec des bruits sourds sur le sable, mais les cavaliers se relèvent et recommencent à confronter l’animal: «Viens, viens, danse avec moi. Je te cherche. Je t’attends. Viens avec moi.» Et les échanges repartent de plus belle. Près de l’arène, les ados font des signes de croix en regardant danser les chevaux et leurs cavaliers, tandis que les taureaux reçoivent quelques coup de banderilles sur le dos.

Le tout se déroule sans effusion de sang, ni chez les bêtes ni chez les hommes.
Dans la foule, on entonne des mélodies à la trompette, on couvre les cavaliers de bouquets de fleurs et on ovationne chaque bon coup. Même les Expos dans leurs meilleurs jours n’attiraient pas une foule aussi enthousiaste.

À mes côtés, une journaliste me souffle discrètement à l’oreille: «Mon chum fait des choses bien plus cruelles que cela à notre chien…» Pour le sang et les mises à mort, on repassera.

La vida loca
Cela dit, ce spectacle ressemblait plus à un show de Ricky Martin qu’à un rituel folklorique. Comme si la fièvre nord-américaine pour tous les produits latins avait fait basculer la corrida dans un univers qui n’est pas vraiment le sien. «On perd un peu l’essence originale de la corrida, déplorait la cinéaste montréalaise Kathryn Klassen, qui réalise présentement un documentaire sur l’histoire des femmes et du taureau. Il y a beaucoup de distractions qui camouflent toute la beauté de cet art _ un art qui devrait affronter la mort lors de chaque performance…»

La cinéaste n’est pas la seule à déplorer la corrida-spectacle. Partout, la tauromachie (la «vraie») se porte mal. À qui la faute? Probablement au succès de la corrida. Depuis dix ans, la corrida connaît une expansion sans précédent. On se bouscule à Séville, à Madrid, à Nîmes, à Béziers, à Lisbonne, à Mexico et un peu partout aux États-Unis. C’est l’un des rares spectacles artistiques qui s’autoproduise sans subventions et qui réalise de substantiels bénéfices. Victime de sa médiatisation et de la boulimie des organisateurs, la tauromachie connaît aujourd’hui une véritable «disneylandisation». Les matadors sont traités comme des rock-stars.

La fièvre s’est également emparée des éleveurs, sortis de la féodalité pour se transformer en businessmen. «On sent que la machine est devenue folle, explique le novillero-vedette français Rafael Canada. Il y a trop de corridas, donc une forte demande de taureaux, si bien que l’on exploite des bêtes qui n’ont pas de véritable potentiel pour les arènes.» Forcément, la qualité ne suit plus et l’avenir de l’art est incertain.

Et l’avenir de la corrida à Montréal? «L’avenir n’existe pas, conclut Joao Salguiro, cavalier portugais, quelques instants après la fin du spectacle. Dans le monde de la corrida, il n’y a que le passé et le présent. Le futur, c’est le taureau qui le décide.»
Et le public. En effet, seulement la moitié des vingt mille adeptes attendus étaient au rendez-vous montréalais. C’est bien peu. Si bien que, déjà, plusieurs se questionnent sur le sort de la tauromachie à Montréal.

Ce qui, on s’en doute, ne fera pas pleurer les amis de B. B.