Société

La semaine des 4 jeudis : Le bâton ou la carotte

Le temps des conventions est encore arrivé. Républicains et démocrates ont sorti du placard les banderoles tricolores, les éléphants et les ânes (en styromousse), les chapeaux-claques (en styromousse) et les blondes escortes (en styromousse) qui font le charme de ces grandes réunions folkloriques américaines où la politique n’a que deux dimensions: pouvoir, argent.

Abrutis par la consommation excessive de grosses bières flattes et de roteux, les délégués à ces partys, nantis de l’aveuglement qui caractérise leurs convictions bien-pensantes, ne devraient pas avoir trop de difficultés à ignorer tous les objecteurs et militants qui exigent en vrac la libération de Mumia Jamal, la baisse du prix du jus d’orange de la Floride ou l’élimination pure et simple de l’impôt sur le revenu.

Les prétendants au poste d’homme le plus puissant de la planète sont deux caricatures d’êtres humains. Bush est un ringard inculte. Gore, un intello coincé. L’un joue l’homme du peuple au service de l’élite. L’autre appartient à l’élite; il voudrait se mettre au service du peuple.

Sorte de Hilbilly texan baveux, ex-alcoolique repenti, Georges Bush Jr est la confirmation de l’acharnement de la nature à faire que les fils ressemblent à ce point à leur père.

Outre les morts qu’il a sur la conscience à titre d’homme ayant rejeté le plus d’appels en grâce lors des exécutions capitales, on reproche ces temps-ci, à cet habile quincailler de la politique, que les Américains ont surnommé «le gars avec lequel on aime prendre une bière», un niveau de culture flirtant avec le vide intégral.

Bref, le genre de type qui croit que le Dalaï Lama est un chanteur francais kétaine qui se prend pour le roi des tombeurs. Bush serait même incapable de nommer le premier ministre du Canada, un homme avec lequel il partage pourtant bien de tristes traits.

Pur produit des grandes universités élitistes américaines, Al Gore est pour sa part un homme ennuyeux qui ne sait pas comment plaire. La carotte qu’il semble avoir perpétuellement coincé dans le cul lui interdit de se départir de sa réserve. Malhabile, il embrasse ses électrices comme si elles puaient toutes de la gueule. Il serre sans conviction des mains moites, fait son jogging en tenue de golf. Bref, rien dans la farce médiatique à laquelle il doit se livrer ne lui semble facile et naturel. Il a l’air mou. C’est à se demander s’il y croit vraiment. Et c’est tant mieux.

Ne nous fions pas aux apparences.

On sait désormais que Pierre Elliott Trudeau, réputé pour son arrogance, était quasi incapable de prendre une décision seul. Qu’il cachait sous des dehors confiants une hésitation chronique. À l’opposé, selon ses adversaires, Joe Clark dissimulait derrière ses allures de chiffe molle une détermination hors du commun. Al Gore serait du même genre; Krispy Krunch: mou à l’extérieur, dur à l’intérieur.

Georges Stephanouplos a passé quatre ans dans l’ombre de Clinton à titre de porte-parole de la Maison-Blanche. Il en a tiré un livre dans lequel il raconte la crainte que lui inspirait l’inflexibilité très peu realpolitik du vice-président Gore sur les questions environnementales dont il s’est fait l’un des rares défenseurs à l’échelle nationale. C’est déjà ça. En cette matière comme ailleurs, ses opposants républicains n’ont cessé de dériver vers les grands intérêts industriels au cours des cinquante dernières années.

Le parti d’Abraham Lincoln, qui bénéficie du soutien absolu de la NRA, des lobbys de l’armement, des compagnies de tabac, peut désormais compter sur l’appui inconditionnel des pétrolières qui détruisent, polluent et défigurent autant les sols que le paysage politique mondial.

Pour se garantir ce soutien, le futur président Bush s’est adjoint un vice-président dont la feuille de route est particulièrement éloquente. Dick Cheney fut secrétaire à la Défense du père Bush. Sénateur du très pétrolier État du Wyoming durant la guerre du golf, Cheney est devenu directeur exécutif d’une firme de Dallas nommée Halliburton tout de suite après avoir quitté son poste.

Genre de Lavallin américain, Halliburton a récupéré et réemballé 214 000 tonnes de munitions en Arabie saoudite après la guerre, refait à neuf l’aéroport de Koweït City, reconstruit 70 écoles et deux hôpitaux là-bas.

Armes et pétrole, guerre et reconstruction: Dick Cheney est l’homme du beurre et de l’argent du beurre.

Le plus gros client gouvernemental de Halliburton est le département américain de la Défense.

Halliburton se présenta aussi comme le plus grand fournisseur mondial de services et de produits pour l’industrie pétrolière. L’implantation d’installations de forage au Nigéria, le développement de l’industrie pétrolière russe, l’installation de systèmes de pompage à Oman, le forage de puits de pétrole au large du Brésil font partie des projets futurs de l’entreprise. Des projets internationaux pour lesquels il vaut mieux disposer d’influences importantes.

Sous l’administration Bush, l’industrie pétrolière américaine bénéficiera de 2,5 milliards de dollars de réduction de taxes d’ici 2004. L’industrie pétrolière a donné un peu moins de 100 000 dollars à la campagne présidentielle de Al Gore. Fin juillet, elle avait déjà versé un million et demi au duo Cheney-Bush.

On a beau dire avec raison que républicains et démocrates, c’est du pareil au même, je serais citoyen américain, j’apprécierais de plus en plus le goût de la carotte.