Héma-Québec : Sans bon sang
Société

Héma-Québec : Sans bon sang

De plus en plus d’hétérosexuels sont atteints du VIH/sida. Malgré l’évolution de la maladie, Santé Canada persiste à refuser systématiquement que les gais donnent du sang. Le député Réal Ménard, aussi porte-parole du Bloc québécois en matière de santé, a décidé de dénoncer cette absurdité.

«Il y a quatre ans, j’ai reçu un appel de la Croix-Rouge me demandant si je pouvais faire un don de sang d’urgence. On m’a expliqué qu’il y avait moins de dix donneurs dans le monde capables de fournir les plaquettes dont une dame avait besoin pour survivre. J’ai dit oui tout de suite! J’en ai profité pour avertir que je m’étais accepté en tant que gai depuis un an. On m’a alors remercié; et on ne m’a plus jamais donné de nouvelles! Ça m’enrage!» Christian Sénéchal, qui raconte cette aventure, travaillait à l’époque dans une banque de sang et avait été, avant de s’accepter comme gai, un donneur régulier. Il n’a jamais su si la malade s’en était sortie indemne.

C’est pour que des cas comme celui-là ne se produisent plus que Réal Ménard a lancé un appel, la semaine dernière, au ministre fédéral de la Santé, Allan Rock. Il aimerait que le Comité permanent de la santé se penche sur l’exclusion des gais, et qu’il tienne des consultations auprès de la communauté scientifique et des groupes intéressés par la question.

«Au cours du dernier mois, j’ai rencontré beaucoup de médecins, et tous me disent que cette exclusion n’est plus justifiée, explique le député. Les homosexuels sont le seul groupe social à être exclu dans sa totalité. Pourtant, il y a des groupes très touchés par le sida, entre autres chez la communauté haïtienne ou chez les peuples autochtones. Mais personne, certainement pas nous, n’oserait prétendre qu’il faut les exclure!»
Pour dénoncer cette discrimination «inacceptable», Réal Ménard s’est associé aux médecins Réjean Thomas et Michel Alary. «Au début de l’épidémie, nous n’avions pas de tests de dépistage, l’exclusion avait donc sûrement un sens, mais depuis que les tests existent, personne ne s’est plus posé de questions», déclare le docteur Thomas.

Si l’on peut dire que la minorité gaie à longtemps été la principale victime de la maladie, ce n’est plus vrai aujourd’hui. En 1996, la moitié des nouveaux cas d’infection touchait les toxicomanes, 37 % les gais et 13 % les hétérosexuels. «Ces derniers représentent maintenant sûrement plus de 13 % des nouvelles victimes, nous dit le docteur Thomas, mais déjà, 13 %, c’est une augmentation très importante par rapport à ce qui se voyait il y a quelques années. Et on l’oublie souvent, mais les toxicomanes sont en très grande majorité des hétérosexuels, et ils ont une vie sexuelle…»

Le docteur Thomas voit l’évolution de la maladie dans son bureau, où de plus en plus de jeunes viennent pour un test de dépistage. «Ils viennent me voir, donc se considèrent à risque, et souvent, ils m’apprennent qu’ils donnent du sang régulièrement!»

Ceci est mon sang
Joël Pinon, le jeune activiste qui a retenu l’attention des médias en mai en mentant sur le questionnaire d’Héma-Québec pour pouvoir donner du sang, a au moins eu le mérite d’avoir relancé le débat, même si personne n’est d’accord avec son geste. L’homme, qui avait fait un test de dépistage et qui avait pratiqué l’abstinence les deux mois précédant son don, avait une approche qui ressemble finalement à ce que propose Réal Ménard. En effet, le député suggère comme hypothèse de réflexion que les gais puissent donner du sang à condition de passer tous les tests de dépistage nécessaires et de pratiquer l’abstinence pendant les six mois précédant un don. «C’est une proposition de départ prudente et contraignante, mais c’est le prix à payer pour être crédible à ce moment-ci du débat», affirme le député.

À Santé Canada, responsable des critères de sélection des donneurs de sang, on accueille les suggestions de Réal Ménard assez froidement. «Il a le droit de penser ce qu’il veut», nous dit Éric Morin, responsable des communications. Puis il ajoute: «Nos critères viennent de scientifiques qui ont fait leurs analyses.» Cela dit, il reconnaît dans le même souffle que ces «analyses» n’ont pas été réévaluées depuis très longtemps.

Le député dénonce aussi l’ambiguïté du questionnaire, qui demande aux hommes: «Depuis 1977, avez-vous eu une relation sexuelle avec un autre homme, même une seule fois?» Ceux qui répondent OUI sont automatiquement rejetés. «C’est porteur de préjugés, affirme Réal Ménard. Ça envoie le message que la sexualité entre hommes est sale et dangereuse.»

Nous avons demandé à monsieur Morin si un homme qui n’avait eu qu’une masturbation mutuelle avec un autre homme dans sa jeunesse devait être exclu. «Vous charriez, c’est ridicule!» s’est-il étonné, avant de devoir répondre que ce donneur serait exclu parce qu’ayant eu un rapport sexuel avec un autre homme… «Ce sont les règlements, je n’ai rien à ajouter là-dessus», a-t-il conclu.

À Héma-Québec, où l’on doit appliquer les normes qu’élabore le Bureau des produits biologiques de Santé Canada, on se montre beaucoup plus ouvert. «La démarche de Réal Ménard est intelligente et vise le bon responsable, ce qui démontre qu’il a bien compris le dossier», affirme André Ménard, directeur des relations publiques d’Héma-Québec. L’organisme est très intéressé par les propositions du député, explique le directeur, «parce que nous sommes conscients que nous perdons de bons donneurs».

De son côté, le ministre de la Santé, Allan Rock, ne s’est pas encore prononcé sur la proposition de Réal Ménard, mais celui-ci est confiant. «Monsieur Rock est un homme intelligent. De plus, il est député d’une circonscription de Toronto qui compte une partie importante de la communauté gaie de cette ville…»

Une goutte de plus
Laurent McCutcheon, porte-parole de la Table de concertation des gais et lesbiennes de Montréal, est d’accord avec les démarches de Réal Ménard. Son seul problème, c’est par rapport à l’hypothèse de réflexion du député. «Est-ce que six mois, c’est moins discriminatoire que depuis 1977? se demande M. McCutcheon. Ça reste une discrimination sur la base de l’orientation sexuelle. Pourquoi ne se questionne-t-on pas plutôt sur nos pratiques sexuelles?»

Depuis déjà plusieurs années, on demande, dans le milieu gai, que la sélection des donneurs se fasse sur la base des pratiques sexuelles à risque. Plusieurs collectes ont même été annulées dans les universités parce que les associations étudiantes (pas toujours gaies) demandaient à leurs membres de lire la question sur les rapports homosexuels comme si en fait elle avait demandé: «Avez-vous eu des rapports sexuels non protégés?»

Même la Commission des droits de la personne a été saisie du dossier en 1995, pour finalement dire que oui, la question sur les rapports homosexuels était discriminatoire, mais que dans les circonstances d’alors, et surtout vu la performance des tests de dépistage, qui était moindre, cette discrimination pouvait être justifiée. Cette année, la Commission a reçu deux nouvelles plaintes à ce sujet…

La balle est maintenant dans le camp d’Allan Rock. La proposition de Réal Ménard d’étudier l’exclusion d’un point de vue scientifique a le mérite de sortir le volet politique du débat. Ainsi, ce n’est plus d’une question de discrimination que l’on parle, mais, d’une question de santé publique. «J’ai travaillé dans une banque de sang, conclut Christian Sénéchal, s’il y a quelqu’un qui sait ce qu’est une pénurie, c’est bien moi!»