La chanson québécoise : Un peu plus bas, un peu plus proche
Société

La chanson québécoise : Un peu plus bas, un peu plus proche

Avant, la chanson québécoise voyait grand et rêvait de changer le monde. Aujourd’hui, nos chansonniers se grattent le nombril et parlent de leurs lendemains de veille. Le Québec est-il vraiment si déprimé?

Si l’on suppose que chanter, c’est tout simplement raconter quelque chose en beuglant, la musique demeure l’un des meilleurs terrains d’investigation sociologique qui soit. Et puisqu’en 1999, celui qui n’écoute pas de musique passe pour un total aliéné, tout le monde peut pousser quelques théories de salon sur l’état du monde en écoutant quelques chansons.

J’ai réécouté sans nostalgie, mais avec un peu de frayeur, la réédition de J’ai vu le loup, le renard, le lion commémorant le vingt-cinquième anniversaire de la Superfrancofête. Charlebois, Vigneault et Leclerc avaient respectivement trente, quarante-cinq et soixante ans lorsqu’ils étaient montés sur les Plaines d’Abraham, le 13 août 1974, devant 125 000 personnes qui cherchaient en vain les toilettes.
Cinq ans après que Hendrix ait massacré l’hymne national américain, notre Woodstock à nous avait des saveurs hautement nationalistes sur fond de langue et d’identité culturelle.

Le Parti québécois, court-circuitant les déclarations officielles, avait d’abord copieusement chahuté Bourassa et Trudeau avant de prédire aux participants venus de toute la francophonie, que, si le changement préconisé par le Parti québécois ne s’opérait pas, nous n’aurions plus l’occasion de vivre une telle fête dans le pays du Québec. On connaît la suite. «Gens du pays, c’est votre tour…»

J’y étais, au concert et à la fête. La Marche du président, Mort de l’ours, L’Alouette en colère… Que de belles chansons à saveur politique qui ont malheureusement mal vieilli. Un après-midi, près de l’entrée ouest des Plaines, j’ai vu et entendu Fabienne Thibault, vêtue d’une tente en batik brune et «varte», chanter Chez nous, une douce histoire de nostalgie et de chats.

J’y étais et nous n’étions pas peu fiers d’être Québécois. Une fierté construite à même ce vieux complexe de colonisé que les aînés m’avaient quelque peu inculqué dans les mouvements étudiants. Fierté venue d’une tendance naturelle à pencher vers la gauche, le risque et le neuf. Fierté un peu gratuite aussi, faite d’un mélange de pot, de bière et de pensée unique. Une recette éprouvée dont j’ai eu plus tard l’occasion d’apprécier les effets pervers au centre Paul-Sauvé lorsque les chevaliers de l’indépendance frappaient sur les marxistes-léninistes qui voulaient accélérer quelque peu l’histoire en faisant payer les riches.

Reçu avec tous les honneurs dus à son rang, le dictateur zaïrois Mobutu était passé par Québec dans son habit de léopard avec ce bâton de maréchal dont il se servait habilement pour battre ses employés. Nous nous étions arrêtés, près du manège militaire, pour injurier ce salaud. La police, qui ne connaissait pas le vrai poivre de cayenne, s’était contentée de noter nos noms et l’adresse de «chez nos parents». Ah, la chansonnette qu’on lui a poussée, ça, c’était du bon spectacle.

Tétage de bière
Aujourd’hui, Le Chat noir de Fabienne Thibault est mangé par les puces et il dégueule dans les vidanges. «Le président s’en va chassant»… les junkbonds sur le Net. La peau de l’ours a été vendue avant qu’on l’ait tué, les alouettes perturbées par les transmissions satellites s’égarent en mer. Il y a toujours plus de chômeurs au Québec que de façons de tuer un homme.

On peut difficilement entendre Kevin Parent raconter son mal de bloc et ses vivifiantes soirées passées à téter sa bière en se grattant le fromage entre les orteils sans s’inquiéter de l’état mental que manifestent les moins de trente ans à travers la chanson. Idem pour Marc Déry dont les «koossé que j’fais icitte à soir» expriment une étouffante absence de désir qui confine au désespoir.

On pourra toujours dire que la chanson francophone se cherche. Elle souffre assurément d’une espèce de repli autistique vers le dedans qui n’a plus rien à voir avec l’individualisme féroce dans lequel s’est enfoncée ma génération.

On flirte avec le chuchotement et le borborygme, avec des pudeurs déplacées.
On ne veut plus rien affirmer qui ne soit du domaine de l’intime.

Je sais bien, depuis que la famille royale d’Angleterre a fait chanter Clapton et Phil Collins au profit des enfants pauvres, embrasser toute cause est devenu suspect… Mais de là à faire dans le microcosmique, à se péter la tête en écoutant, sur «l’album de la décennie», un junkie ravagé par l’acné chanter «I hate myself and I wanna die….» Quelle émotion extrême. Mais il est vrai qu’il faut avoir un semblant d’avenir pour supporter sans douleur les chansons parfumées de nos superstars usinées chez Kleenex USA.

Je ne sais pas si l’opportunisme et le désespoir omniprésents dans la chanson d’aujourd’hui stigmatiseront un jour aussi bien leur époque que la colère et le désir de dire symbolisèrent l’époque des Vigneault et Charlebois. Mais je voudrais bien savoir ce qui s’est passé entre-temps pour qu’on s’enfonce dans la déprime jusqu’au cou.

Que nous est-il arrivé? Comment avons-nous réussi à trouver notre compte dans tout ce malheur? À flotter les oreilles à l’air dans toute cette merde?