Les logements délabrés : Sans toit ni loi
Société

Les logements délabrés : Sans toit ni loi

Dans le Centre-Sud, plusieurs maisons menacent de s’affaisser tellement elles sont délabrées. Mais la Ville n’a pas les outils juridiques pour forcer les propriétaires à entreprendre des travaux sur-le-champ. «Sa maison est en carton, ses escaliers sont en papier, pirouette, cacahuète…»

La cour arrière du triplex que nous invite à visiter Patrick Alleyn, du comité Alerte Centre-Sud, est une petite apocalypse, au milieu d’un îlot résidentiel pourtant respectable.

«Cela fait cinq ans que j’habite ici, cette bâtisse a toujours été délabrée», dit Josée, une voisine du triplex honni. À l’instar de nombreux résidants de ce secteur adjacent à la rue Iberville, dans le vieux quartier Sainte-Marie (aujourd’hui Centre-Sud), Josée craint pour la sécurité de ses enfants. «Cette maison est dangereuse par rapport au feu, les briques tombent. Qui nous dit qu’il n’y pas des rats? Une construction comme celle-là, la Ville devrait jeter ça par terre.»

Un ruban jaune installé par des inspecteurs de la Ville de Montréal condamne l’accès à la cour: des briques se détachent du troisième étage et bombardent les passants. Autour, l’herbe folle qui a poussé sans souci laisse une impression de jungle vietnamienne. À l’avant, l’escalier menant au balcon du deuxième étage menace de s’effondrer.

L’intérieur a encore plus mauvaise mine, avec des trous dans le plancher et le plafond. Partout, une odeur de moisi, héritage d’une plomberie défaillante. Quant à l’installation électrique, elle pète le feu, littéralement! «J’ai déjà vu des flammèches longues comme ça sortir de la boîte électrique», nous dit Lucienne, la locataire, qui vit là avec son frère aîné, Jean-Christian.

L’isolation? Oubliez ça! La facture d’électricité en hiver dépasse largement celle du loyer: 475 dollars pour un (très) petit six et demi.

Le lendemain de notre visite, les locataires déménageaient.

Propriétaire depuis douze ans, Mohamed Kahzil s’est défendu d’être un proprio véreux. «Je perds de l’argent avec cet immeuble. Les loyers ne suffisent pas pour rembourser l’hypothèque. J’ai beau rénover, mes locataires détruisent tout. Il y en a même qui sont partis avec mes portes et mes fenêtres! Je suis un petit commerçant et les affaires ne vont pas bien», nous a-t-il répondu au téléphone, depuis sa résidence du quartier huppé de Laval-Ouest.

Au bord de l’effondrement
Des habitations qu’il faudrait jeter par terre, il y en a plusieurs centaines à Montréal, la plupart habitées.

Mais sur quelques centaines de milliers de logements que compte le parc immobilier, la qualité du logement à Montréal est relativement bonne, laisse entendre la Ville.

Ce qui n’empêche pas la Ville d’intervenir de trois cents à quatre cents reprises par année pour ordonner aux propriétaires délinquants d’entreprendre des travaux d’urgence, afin que leurs immeubles pépondent minimalement aux exigences du code du logement.

À ce niveau d’intervention, c’est la santé et la sécurité mêmes des locataires qui sont en jeu. «Ce sont des cas majeurs d’insalubrité, des cas dangereux», indique François Lemay, chargé de communications au Service du développement économique et urbain de la Ville de Montréal.

Au total, c’est plus de trois mille signalements que reçoit la Ville pour diverses entorses au code du bâtiment. Une cinquantaine d’inspecteurs patrouillent pour constater les dégâts. «Dans certains cas extrêmes, nos inspecteurs vont jusqu’à établir un périmètre de sécurité pour interdire l’accès au bâtiment», poursuit François Lemay.

Débute alors une longue, très longue procédure, de l’aveu même de la Ville, pour que l’immeuble soit remis en état d’habitation. «Nous n’avons pas les outils juridiques pour forcer un propriétaire à entreprendre les travaux sur-le-champ.»

À défaut d’une législation plus draconienne, la Ville de Montréal s’est donné une méthode d’intervention plus efficace. Par exemple, si la situation urge vraiment, la Ville peut compter sur une banque de sept ou huit entrepreneurs pour commencer les travaux dans les jours qui suivent le signalement.
«Avant, il y avait tout un processus à suivre qui prenait des mois avant d’aboutir au début des travaux.»

Dans les cas moins lourds, la Ville commence par négocier avec le propriétaire récalcitrant, lui faisant, entre autres, miroiter les possibilités d’aide financière à la rénovation. «Ça ne donnerait rien d’y aller avec le bâton et de nous le mettre à dos. Une fois au milieu de procédures judiciaires coûteuses et interminables, nous ne serions pas plus avancés, les locataires non plus», dit François Lemay.

Malgré une méthode qu’elle croit plus efficace, la Ville reconnaît que certaines difficultés demeurent. Comme retrouver le propriétaire, par exemple… «C’est relativement facile lorsqu’il s’agit d’un individu. Ça se complique quand c’est une compagnie à numéro», poursuit Lemay.

Le travail de Robert Manningham consiste à faire du neuf avec des ruines. Il est directeur général d’Atelier Habitation Montréal, un organisme qui achète puis retape de vieux complexes d’habitation, à la demande de coopératives et d’organismes sans but lucratif. Il compte Alerte Centre-Sud parmi ses «clients».

Manningham quadrille la Ville à la recherche d’aubaines depuis douze ans. Lorsqu’il en déniche une, il pose un diagnostic complet sur l’état des lieux. Mais, trop souvent, le diagnostic se transforme en autopsie. L’état de délabrement de certains immeubles qu’il a vus et achetés ne lui a inspiré qu’une seule conclusion: «On strippe!»

Ce qui signifie en langage de gars de la construction qu’on fait table rase de l’édifice. «Ces bâtiments ont de graves problèmes de structure. Certains sont au bord de l’effondrement. La plupart ont des problèmes majeurs d’insalubrité causés par des fuites d’eau du système de plomberie et du toit. Les murs sont donc infestés de champignons. C’est d’autant plus dangereux pour la santé des résidants que de nombreux enfants y vivent.»

Au sud, le tiers-monde
Le quartier Centre-Sud a mal à son logement. La situation est si préoccupante que la Ville de Montréal a qualifié le secteur de prioritaire, dans le cadre du Programme de revitalisation des quartiers centraux.

Grâce à ce type d’interventions, au travail de Robert Manningham, et aux subventions aux logements coopératifs, des efforts remarquables de revitalisation ont été faits dans le quadrilatère autour du triplex de la rue Iberville. Les vieux hangars ont été retapés, sinon démolis et remplacés par une cour gazonnée. Les arrières des maisons ont été remis à neuf.

Mais reste le triplex que nous avons visité, qui témoigne des sérieux ratés qu’éprouve le parc locatif de Centre-Sud. «Au moins le tiers des logements du quartier auraient besoin de sérieuses rénovations», a noté Lise Millette, au cours d’une recherche de terrain qu’elle a effectuée pour le compte du comité Action Centre-Sud, qui regroupe une demi-douzaine d’organismes visant à améliorer la qualité de vie dans le quartier.

Rue par rue, porte par porte, Lise Millette a arpenté le quartier et appelé des proprios en se faisant passer pour une locataire intéressée. Sa recherche n’avait pas pour but de recenser les apparts décrépis, mais plutôt de voir si la pénurie de logement sur le Plateau Mont-Royal (de même que la spéculation à la hausse sur les loyers ) commençait à déborder en bas de la rue Sherbrooke.

Eh bien, surprise, ça descend! Surtout dans la partie ouest du Centre-Sud, près du Village. Le taux de vacance est de moins de 3 %, créant une fièvre inflationniste sur les loyers.

Les propriétaires ont donc le choix des locataires. «Je suis tombée sur un cinq et demi situé à la sortie du pont Jacques-Cartier, dit Lise Millette. Le propriétaire demandait six cents dollars par mois. Pour se justifier, il disait que son logement était situé "à proximité du Plateau". Quand je me faisais passer pour une mère de famille monoparentale, certains proprios allaient même jusqu’à exiger que je me trouve un endosseur masculin!»

Mais si l’ouest du Centre-Sud est en demande, l’est, c’est-à-dire l’ancien quartier Sainte-Marie, croupit toujours dans la misère. «La spéculation dans Sainte-Marie, c’est un peu comme le yéti: tout le monde en parle, mais on ne l’a pas vu», juge Lise Millette.

«Le triplex de la rue Iberville est un cas extrême, estime Patrick Alleyn, d’Action Centre-Sud. Mais la recherche que nous avons commandée nous indique qu’il y en a d’autres qui sont dans une situation aussi désolante. Dans l’est de la rue Ontario, c’est même un désastre.»

Heureux hasard: monsieur Kahzil affirme avoir obtenu ses confirmations de subventions pour rénover son triplex, dans le cadre du Programme de revitalisation des quartiers centraux (un programme qui fait assumer 70 % de la facture totale des travaux par le gouvernement du Québec et la Ville de Montréal). «Il ne me reste qu’à m’entendre avec le dernier locataire qui reste, puis je commence les travaux», nous a-t-il promis.