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Michael A. Gilbert : Le sexe des anges
Mathieu Chantelois
Prof à l’Université York, à Toronto, MICHAEL A. GILBERT enseigne la philosophie habillé en femme. Son rêve: transcender les genres et jongler avec les identités sexuelles. Sa femme et ses enfants l’appuient dans sa démarche…
Il est hétéro, a cinquante-trois ans et est prof de philo à l’Université York de Toronto. Il est marié à une Québécoise et l’heureux papa de cinq enfants. Dernièrement, il a fait une sortie éclatante en arrivant à ses cours maquillé et habillé en femme. Aujourd’hui, le travesti Miqqi Alicia Gilbert est devenu le porte-voix d’une communauté traditionnellement bien discrète. Ça prenait du front tout le tour de la perruque. Et il l’a eu. Nous l’avons joint à sa résidence de Toronto.
Des milliers d’hommes se travestissent. Pourtant, c’est un acte qui s’exerce généralement devant un cercle restreint d’initiés… En Amérique, vous êtes le seul homme qui enseigne à l’université en portant des bas collants. Pourquoi une telle sortie publique?
Parce qu’il le fallait, c’est tout. J’en ressentais le besoin viscéral.
En fait, je ne sais pas pourquoi je me travestis. Je sais que je le fais et que je dois le faire. Pour moi, c’est une expression irréfléchie de ma féminité, une déclaration absolue des possibilités qui m’animent, une prise de conscience involontaire de la complétude et de la complexité de l’être humain.
D’accepter pleinement cette facette de ma personnalité ne s’est pas fait en criant ciseau. Mais je n’ai plus vingt ans. Au fil des ans, je suis devenu une figure publique respectée et respectable. J’ai aussi gagné une sécurité d’emploi et la sympathie de mes collègues de travail. J’ai donc choisi de me travestir à l’université parce qu’un besoin viscéral me l’implorait, mais aussi pour aider mes étudiants à comprendre la légitimité du statut de travesti.
Enseigner habillé en femme aurait donc un apport pédagogique?
Certainement! Même si, en bout de ligne, je le fais sûrement davantage pour moi que pour mes élèves. Lorsque je me pointe au premier cours avec mes vêtements féminins, ça soulève inévitablement des tas de questions. Lesétudiants ont tous une organisation conceptuelle du monde: ce qu’ils jugent bon ou mauvais est déterminé par une morale et un point de vue proscrits par la culture.
Non seulement nous apprend-on à catégoriser les sexes et les genres, mais aussi à créer une hiérarchie des identités sexuelles. Toutes ces constructions sociales sont fausses, et il m’apparaît important d’éveiller les élèves à la diversité et la complexité des genres.
Avez-vous des étudiants qui se travestissent pour assister à vos cours?
C’est plutôt rare, mais c’est arrivé. Ça prend beaucoup de courage pour déambuler ainsi dans une université. C’est un apprentissage semblable à celui que j’ai dû faire pour me retrouver en classe habillé en travesti. Devant les élèves, il y a des tas de choses qu’il faut réapprendre: de nouvelles techniques pour garder la classe sous contrôle, une autre façon de parler aux étudiants, d’attirer et de maintenir leur attention. Bref, on voit la classe sous un tout nouvel angle et on doit constamment réévaluer notre rapport avec la réalité.
D’enseigner en travesti était donc un nouvel apprentissage pour vous
également…
Bien sûr! Toutes les fois que je revêts un costume féminin, j’explore la façon dont les hommes et les femmes pensent, raisonnent et communiquent. La société a prisé la construction de deux identités, de deux logiques préfabriquées.
Lorsque je me travestis, je suis une femme ridée, dans la cinquantaine, et qui fait de l’embonpoint. Bref, je dois apprendre à assumer cette nouvelle image que je projette. Je n’ai rien de la femme fatale! Souvent, dans les centres commerciaux, par exemple, les gens ne réalisent même pas que je suis un travesti. Pas à cause de mon maquillage et de mon costume, mais à cause de mon gabarit!
J’ai rapidement développé le sens de ce que signifie «être une femme». On ne s’imagine pas à quel point c’est difficile pour une femme de vieillir tant qu’on n’a pas été une femme.
Mais ce n’est pas facile de vieillir pour un homme non plus…
Vous êtes probablement gai pour énoncer quelque chose comme cela! Les hommes straight ne sont pas préoccupés par ce genre de choses… Les homosexuels, tout comme les femmes, ont connu l’oppression, ce qui altère inévitablement leur façon de voir le monde. Ce n’est pas pour rien que plusieurs travestis s’identifient à la cause féministe.
Dans le documentaire américain All Dressed Up and Nowhere to Go, on apprend que 80 % des travestis sont hétérosexuels. Réfutez-vous ces statistiques?
La plupart des hommes qui se travestissent sont effectivement hétérosexuels. Mais là encore, c’est une généralisation qui confine les gens dans des petites boîtes et à des univers bien restreints. Et ces chiffres ne tiennent pas compte des transsexuels… Ceci dit, les communications par ordinateur auront permis à plusieurs travestis d’entrouvrir la porte de leur garde-robe, de prendre conscience qu’ils ne sont pas seuls. Pour beaucoup d’hommes hétérosexuels, ce fut tout un soulagement.
J’ai vécu plusieurs changements récemment, et la plupart découlent directement de mon refus d’avoir honte de qui je suis. Est-ce parce que j’échange régulièrement avec une communauté virtuelle de travestis? Est-ce parce que je vieillis? Toujours est-il que pour la première fois de ma vie, je sens que ce que je fais est légitime. Ma femme, mes enfants et les instances de l’université aussi, d’ailleurs.
En tant qu’homme hétéro travesti qui ne veut pas devenir un transsexuel, je me suis souvent dit que le but de ma journée était une sorte d’intégration des genres qui combinerait le meilleur des deux mondes. Pour l’instant, je n’ai pas su frôler ou même m’approcher de cet objectif. En fait, je ne suis même pas certain de bien comprendre comment ce serait possible! Mais ce mélange des genres n’en demeure pas moins mon objectif. Souhaitez-moi bonne chance.