Michel Dorais : Mauvais genre
Société

Michel Dorais : Mauvais genre

Sociologue travaillant depuis vingt ans sur la sexualité et sur la condition masculine, MICHEL DORAIS publie Éloge de la diversité sexuelle, un essai dans lequel il accuse la société de catégoriser les individus uniquement par leur sexe. L’homme et la femme sont-ils en voie de disparition?

Féminin: «Qui est propre à la femme. Grâce, douceur féminine. Charme féminin. L’intuition féminine. L’intelligence féminine.»

Masculin: «Propre à l’homme. Goûts masculins. Caractères masculins. Voix masculine. Une femme assez masculine d’aspect.»

Petit Robert

Vous assistez à une réunion de travail. Devant vous, une femme à l’allure branchée porte une robe à la mode, des lunettes de vamp un peu intello, et les cheveux longs. Elle ouvre la bouche: le choc! C’est un homme, à la voix grave et profonde. La majorité des gens sont déconcertés par cette situation: qui parle? Un homme? Une femme?

Un être «ambigu», répond haut et fort Michel Dorais, qui assure que l’on est beaucoup plus que notre sexe, et que tous ont droit à leur identité, aussi floue soit-elle. En fait, le chercheur, aujourd’hui professeur adjoint à l’École de service social de l’Université Laval, pourfend ce qu’il appelle l’«intégrisme identitaire», qui oblige les hommes et les femmes à se conformer à des genres et à des rôles définis et immuables. Dans son essai provocateur, polémique, et, surtout, courageux, Dorais, qui fut aussi travailleur social pendant de nombreuses années, démontre que cet intégrisme identitaire est à la source de la violence et de l’homophobie. Prônant une plus grande tolérance envers la diversité sexuelle, l’auteur tire à bout portant sur la culture de domination sexuelle dans laquelle nous vivons, et qui condame tous ceux qui choisissent la marge.

Existerait-il un troisième, voire un quatrième sexe? Que sont devenus les rôles sexuels à l’ère du post-féminisme et de la déconstruction des genres?

Vous écrivez dans votre essai que les sexes ne sont peut-être pas exactement ce que nous pensions: pourtant, en toute logique, la nature nous fait homme ou femme… Comment aller contre cet état de fait?
Je ne dis pas le contraire! Ce que vous dites est certain, mais je crois qu’il y a plus que deux sexes. Il existe par exemple des hermaphrodites, de 1 à 4 % en Amérique du Nord, selon les chiffres que l’on connaît aujourd’hui: même si ce n’est pas beaucoup, peut-être pourraient-ils avoir leur place? Ce n’est pas impossible: d’autres cultures le font ou l’ont fait, comme les Amérindiens qui, dans leurs sociétés ancestrales, assignaient aux gens du troisième sexe (on les appelait «personnes-aux-deux-esprits») une fonction dans l’organisation sociale.

Personnellement, je m’élève contre cette façon de nous cataloguer: héréto, homo, homme, femme. C’est ce que j’appelle l’intégrisme identitaire. Ça n’a pas de sens. Nous avons le droit d’avoir une sexualité et un genre ambigus.

Quelles distinctions faites-vous entre le sexe et le genre, et ce que vous appelez l’érotisme?
En gros, disons que le sexe est d’ordre biologique, tandis que le genre est une construction sociale, et l’érotisme, un choix d’orientation sexuelle. Un homme peut donc être féminin, mais être attiré par les femmes. En fait, ce que je pense, c’est que le féminin, tout comme le masculin, est universel. Le féminisme était très bien placé pour faire ce travail sur l’identité sexuelle: mais de nombreuses féministes, qui sont pour l’égalité hommes-femmes ne voient pas l’égalité féminin-masculin! Pour un grand nombre d’entre elles, le masculin et tout ce que cela implique de caractéristiques même stéréotypées (l’agressivité, l’audace, la force) l’emportent sur le féminin…

N’est-ce pas tout simplement parce que dans notre société le masculin est plus valorisé que le féminin?
Oui, et à tel point qu’un homme féminin est considéré comme ayant quelque chose en moins. Une femme masculine a souvent quelque chose en plus. Chez l’homme, le féminin n’est jamais un «plus». Prenez les patineurs artistiques: c’est lorsqu’on a commencé à voir des gars un peu plus machos, comme Elvis Stoïko, qu’on a accepté de les commanditer et, sur le plan social, de les prendre au sérieux…

Vous dénoncez cette haine du féminin particulièrement parce qu’elle affecte les enfants…
Oui. Parce que les adultes peuvent toujours riposter. Mais les enfants sont démunis contre le rejet qu’ils subissent. S’ils sont différents sur le plan physique (s’ils sont hermaphrodites) ou psychologique (s’ils sont féminins), ils sont souvent à la merci des plus «forts». Dans le cas des hermaphrodites, ils sont littéralement soumis à plusieurs formes de violence; ces enfants-là seront opérés, médicalisés, et passeront leur vie dans les cabinets des spécialistes. Leurs parents feront tout pour qu’ils soient hommes ou femmes, et rien entre les deux. Les jeunes qui se font battre dans les écoles, qui sont-ils vous pensez? Les jeunes marginaux, les garçons que l’on trouve «efféminés»; bref, ceux qui sont pas comme les autres. Ceux qui souffrent le plus, ce ne sont pas les gais d’âge adulte, mais tous ces jeunes qui se posent des questions, qui s’interrogent sur leur sexualité, et qui n’ont absolument personne à qui parler. Les enfants, contrairement aux adultes, n’ont aucun recours: personne ne défendra le petit garçon qu’on envoie chez le psychologue parce qu’il n’aime pas le hockey…

Mais, on a beau être des parents ouverts d’esprit, est-ce que ce n’est pas compréhensible de vouloir que ses enfants appartiennent à l’un ou l’autre des sexes, et ce, sans ambiguïté?
Et pourquoi n’y aurait-il pas des exceptions? Les gens qui sont roux, on les brûlait au moyen âge. Aujourd’hui, ce préjugé n’existe plus.

La couleur des cheveux n’a pas grand-chose à voir avec le sexe…
Une intolérance entraîne les mêmes résultats, quel que soit son objet. La question centrale, c’est que cette intolérance envers les gens ayant un genre sexuel marginal a une continuité: tout ce qui n’entre pas dans les dichotomies hommes/femmes est disqualifié.

Dans votre essai, vous critiquez le double discours sur l’identité sexuelle autour du film La Vie en rose, qui décrit les tourments d’un jeune garçon qui voudrait vivre comme une fille. Que reprochez-vous à ce film qui a pourtant sensibilisé le public à ces questions délicates?
Ce qui m’a choqué, c’est que le réalisateur s’est empressé de dire à tous qu’il faisait suivre le jeune comédien par des psychologues pour qu’il ne devienne pas comme son personnage, c’est-à-dire «efféminé»: est-ce qu’on fait la même chose dans les films où les garçons ont à se battre, ou à jouer les délinquants? N’a-t-on pas peur qu’ils deviennent violents? criminels? Mais qu’est-ce que c’est que ces préjugés? On s’émeut en voyant un petit garçon à l’écran qui vit des déchirements, mais on ne voudrait surtout pas en rencontrer un… Je trouve cela très contradictoire. On se donne bonne conscience, mais ça ne change rien. On continue à dire aux gens que le féminin ne vaut rien. Qu’être un vrai homme, c’est être supérieur. Où est le changement?

Vous en avez beaucoup contre les femmes qui ont exigé des changements de la part des hommes, et qui souvent se moquent des hommes roses…
Absolument. Beaucoup de femmes ont voulu que les hommes parlent davantage, expriment leurs émotions, bref, qu’ils communiquent. Mais on continue encore à se moquer des hommes roses, et à critiquer ce que sont devenus les hommes, mais que faut-il faire alors? Le féminin c’est bon pour elles, mais pas pour les hommes?

Vous écrivez dans votre livre: «Qu’est-ce que ça peut faire être un homme ou une femme aujourd’hui?», qu’on est «plus» que notre sexe. Sur le plan social et culturel, vous avez raison, le sexe ne devrait plus nous catégoriser. Mais sur le plan psychologique, n’est-il pas naturel de vouloir se définir?
Sans doute, mais tout le monde ne se définit pas de la même manière. Il y a des gens qui sont indistincts, ambivalents. On ne les voit pas parce qu’on les marginalise. Et ils apprennent très vite qu’il faut se cacher sinon ils signent leur arrêt de mort: ils perdraient leur job, leur famille, leurs amis, etc. Ces gens-là, toute leur vie durant, sont considérés comme des personnes mineures.

Ne pensez-vous pas que c’est un débat très abstrait? Des questions théoriques qui n’ont que peu de résonance pour le commun des mortels?
Non, au contraire: si une chose est importante dans notre vie, c’est bien notre identité sexuelle. Tout le monde vit quotidiennement des problèmes ou des questionnements liés à ça: tous les jours notre identité nous est reflétée. Je ne vois pas comment l’on peut trouver ça théorique. Cela entraîne des conséquences sur la façon dont on gère les écoles, de faire ou non de la prévention sur la tolérance, de présenter leur avenir aux enfants, c’est au contraire un débat très terre-à-terre.

Dans votre essai, vous établissez un parallèlle entre la diversité ethnique et la diversité sexuelle. Comment faites-vous ce rapprochement?
J’ai beaucoup d’amis qui se battent pour les opprimés du Kosovo ou d’Algérie. Quelqu’un se fait battre parce qu’il est noir ou arabe et on crie au scandale: la même chose arrive à un garçon un peu féminin et personne ne bouge. Pourtant, c’est le même coup de poing. Je trouve cela révoltant. Le racisme sexuel est aussi ravageur que le racisme ethnique.

Comment expliquez-vous le silence autour de ce phénomène? Pourquoi les gens ont-ils peur d’aborder le sujet de l’identité sexuelle?
Il y a plusieurs facteurs. Mais l’un des principaux problèmes vient de ce que l’on personnalise beaucoup le débat; si vous posez des questions sur la sexualité, c’est que vous avez vous-même des problèmes! C’est aberrant. Ce n’est pas un problème personnel, mais social! Ce n’est pas en envoyant les gens en thérapie qu’on règle les choses sur le plan collectif. Je trouve cela consternant.

En fait, défendre les marginaux marginalise. Imaginez alors les parents ou les profs: beaucoup ne voudront pas défendre publiquement leur enfant agressé de peur de passer eux-mêmes pour anormaux. En fait, c’est comme s’il était accepté que l’enfant soit corrigé, remis dans le droit chemin. J’ai entendu des profs dire: «Si je défends ce jeune garçon, les collègues vont se poser des questions…» Ben oui, ils vont se poser des questions, et c’est ce qu’il faut! Tant mieux! J’ai aussi vu, lors de ma première année de stage en travail social, une psychologue conseiller un cours de karaté à un garçon, qui, lui, voulait prendre des cours de piano… Mais pourquoi? Au nom de quoi?

Pourquoi dites-vous que l’art est plus ouvert que les sciences à la diversité sexuelle? La science n’est-elle pas témoin de toutes les diversités?
Non: la science est conformiste et toujours du côté du plus fort. La science a pour fonction de préserver la représentation sociale des choses. Je le vois tous les jours: quand les chercheurs demandent des subventions, on attend d’eux qu’ils trouvent des choses que l’on sait déjà…! Alors ce n’est pas dans les universités que l’on se préoccupe de ce genre de questions.

Selon vous, la société n’est-elle pas plus tolérante qu’avant? Les homosexuels, par exemple, ne sont-ils pas complètement intégrés à leurs milieux?
Premièrement, on accepte les homosexuels qui ne dérangent pas trop nos habitudes. Si votre ami homosexuel débarque dans votre bureau habillé en femme, vous ne l’accepterez peut-être pas aussi facilement… Pourtant, si l’on voyait plus de transsexuels et de travestis, on s’apercevrait que ce sont des gens commes les autres, qui travaillent, qui mangent, qui ont des forces, des faiblesses, des amis, une famille; bref, qu’ils sont comme tout le monde. J’ai été témoin, il y a quelques années, dans une cause pour discrimination à l’endroit d’un transsexuel: c’était un homme qui travaillait auprès des jeunes, et les enfants l’adoraient. Un jour il est arrivé en femme, et il a été licencié. On disait qu’on voulait qu’il soit un modèle pour les jeunes et que son comportement le disqualifiait. J’ai posé la question: était-il un moins bon modèle parce qu’il était devenu une femme? Tous les enfants l’acceptaient! Ils ont évidemment posé beaucoup de questions, mais ils l’ont très bien accepté; bien sûr, ce sont les parents qui se sont inquiétés en disant craindre pour la santé mentale de leurs enfants: mais pourquoi? Cette personne n’était-elle pas un modèle de courage et de détermination? A-t-elle perdu ses compétences intellectuelles parce qu’elle a changé de sexe, ce qui, en l’occurrence, n’a rien à voir avec l’intelligence? Ne doit-on pas enseigner le respect de la diversité? En fait, elle était tellement un bon modèle que les enfants se sont plaints de son renvoi…

Comment voyez-vous les hommes et les femmes de demain?
Tout ce que je sais, c’est que les gens sont plus ouverts qu’on ne le pense, et qu’eux-mêmes ne le pensent. Mais il faut oser confronter la différence. Il faut aussi se faire confiance, ne pas avoir peur de s’étonner, poser des questions. Il n’y a pas de mal à ça. Plus il y aura de diversités de tous ordres (sexuelle, ethnique, sociale), moins les gens se replieront sur le conformisme.

Éloge de la diversité sexuelle
de Michel Dorais
Éd. VLB, 1999, 166 p.