Art public : Le cimetière des oeuvres
Société

Art public : Le cimetière des oeuvres

Près de 50 % des oeuvres d’art public créées dans les années 50 et 60 ont disparu. D’autres ont été détruites, ou cachées derrière des murs. Quand certains fonctionnaires ou certains commerçants entendent le mot «culture», ils sortent leur  bulldozer…

«Quand j’ai commencé ma maîtrise en histoire de l’art, j’ai été témoin d’une scène qui m’a abasourdie. Un ouvrier, qui effectuait des rénovations dans une succursale bancaire, piétinait une grande murale de métal pour l’aplatir et la vendre à la ferraille! Tout ce que j’ai réussi à faire, c’est de prendre deux échantillons de cette oeuvre de Joseph Iliu pour les sauvegarder…»

Aujourd’hui, Danielle Doucet connaît bien les méthodes de destruction de fresques. De la centaine de murales qu’elle a étudiées dans le cadre de sa maîtrise, la moitié sont déjà détruites. Plusieurs autres sont très endommagées, comme la mosaïque du même Iliu, au coin des rues Saint-Denis et des Pins. «Quand je parle de murales aux gens, ils me citent souvent celle-là, c’est un repère», nous dit l’historienne. Couverte de graffitis, cette murale est aussi décorée de deux panneaux que sa propriétaire, la Commission scolaire de Montréal (CSDM), y a vissés. Ce qu’on peut y lire? «Défense d’afficher»…

La Commission scolaire ne connaît pas du tout ses oeuvres, selon Danielle Doucet. À l’école primaire Saint-Barthélemy, un exemple parmi d’autres, on a remplacé des sections abîmées d’une mosaïque colorée par de petites tuiles grises. On a aussi vissé des cadres dans ce «mur», et installé des plantes devant. Bien évidemment, rien n’indique que la mosaïque est une oeuvre de Mario Merola. Consciente de la situation, la CSDM tente actuellement de créer un comité consultatif pour apporter des correctifs à sa gestion de l’art. Mais la lutte pour le pouvoir au comité exécutif pourrait retarder le processus.

La Ville de Montréal aussi a son lot d’oeuvres inconnues. «Dans les années cinquante, nous dit Danielle Doucet, la Ville de Montréal commandait beaucoup d’oeuvres. C’était une tradition d’avoir des sculptures et des murales intégrées à l’architecture. Mais aujourd’hui, la Ville ne sait plus ce qu’elle possède comme murales. Il faudrait faire le tour de tous les édifices municipaux pour recenser ces oeuvres. Un travail colossal.»

Montréal a tout de même été la première ville canadienne à avoir une politique sur l’art public. Ce qui n’empêche pas quelques petits problèmes, comme la mise en valeur de la douzaine de sculptures créées en 1964 dans le cadre d’un Symposium international organisé sur le mont Royal. Laissées à l’abandon, elles ne sont même plus citées dans les guides touristiques. La commissaire de l’art public de Montréal, Francine Laure, en est consciente. «Dès qu’il y aura des budgets pour la mise en valeur de cette portion du mont Royal, nous agirons», affirme-t-elle.

Aux poubelles!
Si la Ville traite généralement bien ses oeuvres, ce n’est pas toujours le cas ailleurs… Dans le cadre des Journées de la culture qui se sont déroulées la semaine dernière, Docomomo, un groupe de sauvegarde du patrimoine architectural moderne, organisait une visite du métro. Celui-ci était considéré, lors de son ouverture, comme l’un des plus beaux au monde. Depuis trois ans, il a été passablement dénaturé par les travaux de rénovation qui y sont effectués, selon ce groupe.

Outre l’architecture, quelques questions sont soulevées sur la façon dont la STCUM gère ses oeuvres d’art. La station Peel contenait à l’origine cinquante-quatre oeuvres circulaires signées par Jean-Paul Mousseau. Depuis la construction des Cours Mont-Royal, huit ont été déplacées et dix-sept ont complètement disparu. À la Société de transport, on ne sait pas trop où elles sont. Mario Bibeau, architecte en chef, affirme que six de ces oeuvres sont accrochées à un mur dans les arrière-boutiques du centre commercial, et qu’un nombre indéterminé sont entreposées. Combien? Il a été impossible de le savoir.

Claude Vermette, céramiste réputé, a travaillé avec Mousseau à ces oeuvres. Il a aussi créé des céramiques pour douze autres stations, dont les carrés colorés de la station Saint-Laurent. À la STCUM, on ne les considère pas comme des oeuvres, puisqu’elles ne sont pas signées. Claude Vermette s’indigne. «À l’époque, ils ont refusé que je les signe! Tout se faisait très rapidement, j’avais beaucoup de travail et pas le temps de me battre pour faire reconnaître mes oeuvres. J’en ai une autre à Longueuil que j’aime beaucoup, mais elle n’est pas signée non plus… Tout ça me rend très malheureux.»

L’artiste se désole aussi de la disparition de ses tuiles courbées blanches qui ornaient tous les murs de la station Place-des-Arts. «Ils m’ont dit qu’ils les avaient retirées parce qu’on ne fabriquait plus de tuiles de ce style, mais jamais on ne m’a téléphoné pour me demander mon aide! C’est moi qui les ai faites, ces tuiles, j’aurais pu les reproduire!» On pouvait aussi trouver certaines de ces tuiles à la station Atwater et elles devaient être sauvegardées, selon ce qu’affirmait en février dernier le responsable des rénovations à la STCUM, Gaétan Pelletier. Pourtant, elles ont elles aussi pris le chemin du dépotoir.

La Société de transport a quand même fait de bons coups, comme la restauration de l’immense verrière de Marcelle Ferron qui est en chantier actuellement. Un demi-million de dollars seront consacrés à cette oeuvre, qui s’était sérieusement dégradée ces dernières années.

L’art de mal faire
Plusieurs entreprises portent peu d’attention à leurs oeuvres. Exemple: l’aéroport de Dorval. Danielle Doucet, dans le cadre de ses recherches, s’en est bien rendu compte. «Il y avait un grand vitrail sur l’histoire du transport qui a été installé, retiré, réinstallé puis perdu. Une tapisserie de Micheline Beauchemin est aussi impossible à retrouver, tout comme les sculptures lumineuses de Mousseau qui ornaient le salon VIP.» De plus, Claude Vermette a appris dernièrement que les murales qu’il avait produites avec Mousseau pour ce même aéroport ont disparu…

Le Centre Rockland est un autre exemple à ne pas suivre. Deux vitraux de Mousseau y ont été détruits et deux monumentales murales de métal de Normand Slater sont maintenant dissimulées, l’une par un mur, l’autre par un stationnement à étages.

Plusieurs anciens supermarchés Steinberg possédaient aussi une murale. Aujourd’hui, selon Danielle Doucet, les magasins qui sont passés aux mains d’IGA ont encore leur oeuvre, mais ceux qui sont passés à Métro ne les ont plus. «La murale qui ornait le Métro situé au coin de Sainte-Catherine Est et Dorion était très intéressante. C’était une des premières oeuvres publiques d’avant-garde. Quand Docomomo a appris que le propriétaire voulait construire un faux plafond devant, il lui a envoyé une lettre. Le propriétaire n’en a pas tenu compte, et l’oeuvre n’est donc plus visible.» Le même scénario s’est répété dans un autre Métro, mais là, l’oeuvre a disparu derrière une couche de peinture.

Un grand nombre d’autres propriétaires d’oeuvres d’art pourraient être cités comme exemples à ne pas suivre, autant chez nos gouvernements que dans l’entreprise privée ou publique. Mais, en fin de compte, le propriétaire réel d’une oeuvre publique, c’est la population. Qui n’a pas toujours, elle non plus, les mains propres. Le vandalisme fait bien des victimes. Parfois même sur la base de bonnes intentions, comme ce citoyen qui a peint, il y a quelques années, la plaque commémorative des victimes du sida installée dans le parc du même nom. Il se désolait que la Ville la laisse rouiller, alors que c’était justement la volonté de l’artiste, qui voulait simuler du sang séché…