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Entrevue avec Rodolphe De Koninck : Spécialiste en géopolitiqueÀ propos du Timor-Oriental
RODOLPHE DE KONINCK est professeur au département de géographie de l’Université Laval. Spécialiste en géopolitique du développement, il s’intéresse tout particulièrement à l’Asie du Sud-Est.
Alexandre Vigneault
Que pensez-vous de l’intervention de l’ONU au Timor-Oriental?
«Elle aurait dû être mise en place avant les élections. L’intervention des milices était tout à fait prévue. Il y a des interviews qui ont été publiées dans des journaux asiatiques où Xanana Gusmao [principal leader indépendantiste] se disait convaincu que l’armée allait intervenir si le référendum favorisait l’indépendance. Des militaires eux-mêmes ont accordé des entrevues – publiées après le 30 août – dans lesquelles ils disaient que l’armée ne tolérerait pas un vote pour l’indépendance. Le 30 août, je me suis même permis de faire une prédiction dans un cours: j’ai dit que si le vote était favorable à l’indépendance, il y aurait intervention militaire. Si moi, à Québec, je savais cela, les Nations unies aussi le savaient.»
On a beaucoup parlé de l’hypocrisie des Américains et des Australiens dans ce dossier.
«Historiquement, l’hypocrisie des Américains et des Australiens est tout à fait confirmée. L’invasion de Timor par l’armée indonésienne (le 7 décembre 1975) a été bénie par Gerald Ford et Henry Kissinger qui étaient à Djakarta le 6_ Les Américains étaient au courant de cette invasion, qu’ils ont sûrement autorisée. Les Australiens, quant à eux, ont été les premiers à reconnaître officiellement (en 1978) l’annexion du Timor-Oriental par l’Indonésie, ce que les Nations unies n’ont jamais fait.»
On est allé jusqu’à dire que les Américains étaient directement impliqués sur le terrain.
\«Dans les actions de répression récentes, sûrement pas. Plusieurs rumeurs ont circulé à cet effet et, très involontairement, j’ai peut-être contribué à cela: à l’émission Le Point, voulant parler des soldats indonésiens, j’ai fait un lapsus et dit que les Nations unies auraient à se battre contre des soldats américains déguisés en miliciens.»
Lapsus révélateur?
«C’est bien sûr un lapsus révélateur dans la mesure où, dans mon esprit, les liens entre l’establishment militaire indonésien et les États-Unis sont clairement démontrés. On sait tous que le général Zacki, qui fut responsable des actions indonésiennes à Timor, a été formé par les Américains. Mais je tiens à spécifier que je n’ai pas voulu dire que les Américains étaient sur les lieux.»
Quels sont les enjeux pour l’Occident en Indonésie?
«Quand les militaires sont arrivés au pouvoir en 1965, l’Occident a mis le paquet du point de vue de l’aide économique et des investissements en Indonésie. Du point de vue de la mondialisation du capitalisme, ce pays a été perçu comme le grand croissant qu’il fallait contrôler, aux marges de l’Asie du Sud-Est.[_] L’Indonésie est le pays à l’extérieur de l’Europe sur lequel il y a eu le plus de concertation internationale depuis la Deuxième Guerre mondiale. L’enjeu géopolitique [stopper la poussée communiste] était considéré comme crucial, mais il y a bien sûr l’enjeu économique. Quand l’Occident aide les pays du Tiers-Monde, c’est rarement par grandeur d’âme, c’est parce que cela crée des marchés. L’Indonésie et ses 145 millions d’habitants constituaient un énorme client potentiel. L’Indonésie était aussi une source importante de matières premières [gaz naturel, pétrole, bois, caoutchouc et cuivre], ce qu’elle est toujours [pour le Japon, en particulier].»
L’armée indonésienne aurait-elle aussi beaucoup d’intérêts à Timor?
«L’armée représente un État dans l’État en Indonésie. Elle est largement représentée au sein même du gouvernement, tant à l’Assemblée nationale que dans l’administration civile du pays. Il y a des représentants militaires dans chaque province et, bien sûr, dans les sociétés d’État. Tout particulièrement dans la plus grande de toute, la Pertamina [pétrole et gaz naturel].»
La présence de l’ONU garantit-elle la sécurité des Timorais?
«J’ose le croire. Mais, compte tenu des moyens déployés à l’heure actuelle, s’il devait y avoir une nouvelle flambée de violence, je ne suis pas convaincu que les forces des Nations unies seraient équipées pour tout contrôler. Cependant, j’insiste, Timor n’est qu’un abcès: il n’est pas impossible que les militaires utilisent la présence des troupes des Nations unies à Timor pour gagner l’opinion publique et que cela donne lieu à de nouveaux problèmes; n’oublions pas que d’autres régions de l’Indonésie, Aceh notamment, réclament une forme d’émancipation.
Il m’arrive parfois d’être pessimiste, car l’Indonésie, dans les jours et les semaines qui viennent, peut très bien basculer. Il peut y avoir un coup d’État n’importe quand d’ici les élections présidentielles du mois de novembre, ou même après les élections.»