Jean-Daniel Lafond : La barbarie à visage humain
Société

Jean-Daniel Lafond : La barbarie à visage humain

L’information télévisuelle est-elle inutile? Pourquoi y a-t-il encore des massacres à l’ère de CNN et de RDI? C’est la question que pose le documentariste JEAN-DANIEL LAFOND dans son plus récent long métrage, Le Temps des barbares. Réflexion sur la force – et les limites – de l’image.

JEAN-DANIEL LAFOND aime ébranler nos certitudes. Dans La Liberté en colère, il questionnait certaines idées reçues concernant la Crise d’octobre. Dans son plus récent long métrage, Le Temps des barbares, c’est vers l’information qu’il se tourne. Par le biais d’une conférence fictive d’un villageois français partageant son temps entre ses livres et une truie, qui tient des propos philosophiques sur cet étrange animal qu’est l’être humain, Lafond interroge le rôle des médias à l’ère des génocides organisés. À quoi sert un réseau comme CNN s’il ne peut stopper les massacres? Vaut-il mieux fermer notre télé? L’aide humanitaire est-elle en train de devenir un spectacle? Ajustez votre appareil…

Jean-Daniel Lafond, vous êtes réalisateur, donc un homme d’images. J’imagine que, comme tous les gens qui exercent votre métier, vous croyez à la force de l’image, à sa capacité de changer le monde…
En fait, je viens du regard sur l’image. Ce qui m’a longtemps empêché de faire des films, de passer à l’acte, c’est justement la grande suspicion que j’avais vis-à-vis de l’image. Voyez-vous, je suis rentré dans le cinéma (ou le cinéma m’est rentré dedans, c’est selon) par le biais de la critique, de la sémiologie et de l’analyse sociopolitique. J’avais donc toutes les raisons du monde d’être très méfiant par rapport à l’image. En somme, c’est seulement lorsque j’ai commencé à faire des films que je me suis dit qu’une image pouvait peut-être changer un peu le monde.

Évidemment, la réalité même du développement de la télévision prouve qu’une image ne peut pas changer le monde. Elle peut nous bouleverser, l’espace d’un moment; elle peut parfois empêcher de dormir, mais elle peut aussi fasciner.

En fait, c’est la question que je pose dans Le Temps des barbares: comment se fait-il que l’omniprésence de l’image et de la télé, qui diffuse des images de massacres du matin jusqu’au soir, n’entraîne pas saturation, dégoût et dénonciation?

Après tout, pourquoi représentait-on le mal dans les cathédrales, au Moyen-Âge? Pour justement le dénoncer, l’éviter. De même, on pourrait croire que la mort en direct, l’explosion en direct, la mise en charpie en direct mettent définitivement un terme au massacre, à la barbarie. Or, ce n’est pas le cas. On voit le sang couler jour après jour après jour, et l’on ne fait rien.

On dit souvent que si CNN avait existé dans les années 40, Hitler n’aurait pas pu exterminer six millions de juifs…
C’est faux. C’est un mythe total. Le mythe de: «Plus jamais ça!» Or, «ça» recommence toujours. CNN et les chaînes d’information continue nous le prouvent quotidiennement: on peut même faire de la cote d’écoute avec des massacres, avec des génocides. On nous montre des images, on interviewe des politiciens, on organise des débats: on fait rouler la machine! Et que se passe-t-il? Rien.

Le siècle a commencé dans la boue et se terminera dans la boue. Moi-même, j’ai cinquante ans, je suis né en France au milieu des bombes. Mon grand-père est mort durant la Première Guerre mondiale; mon père a été fait prisonnier pendant la Deuxième; ma mère disait: «Plus jamais ça! Plus jamais ça!» Or, au moment où l’on se parle, cinquante-cinq guerres de haute intensité font rage à travers le monde. La barbarie continue…

On a beau dire, la croissance de la conscience morale ne va pas de pair avec la multiplication des images. Sur le plan sémiotique, une image vaut mille mots; mais sur le plan moral, elle ne vaut pas grand-chose. Elle n’a pas l’efficacité de mille voix qui disent: «Non!»

On peut même dire que la barbarie se fait plus violente, plus insidieuse…
Effectivement. Nous ne sommes plus dans l’ère industrielle, nous sommes dans l’ère des nouvelles technologies. Les bourreaux n’ont même plus besoin d’y mettre la main pour faire couler le sang. Ils ont inventé des armes sophistiquées qui leur permettent de faire le travail à distance: les bombes idéologiques.

Regardez ce qui s’est passé au Rwanda. Les autorités ont utilisé le pouvoir d’extermination qui se situe au coeur des mots. Ils ont créé un contexte idéologique favorable au massacre, propice au meurtre. Ils ont utilisé la radio, travaillé sur le potentiel explosif des différences ethniques, créé des conditions pour que l’horreur surgisse. Le génocide rwandais était un génocide autogéré! Les autorités n’avaient même plus besoin de diriger ou de commander les meurtres, la population s’en chargeait pour eux…

Les charniers nazis utilisaient les méthodes de l’ère industrielle, celles des abattoirs géants de Chicago. Au Rwanda, on avait recours aux sciences humaines: la psychologie de terrain, la sociologie, le contrôle des foules, la communication…

Lorsqu’on regarde la télé, on a l’impression que la barbarie est l’affaire des autres, qu’elle ne nous concerne pas.
Parce que notre notre barbarie à nous est infilmable! Comme disait Montaigne: «Il y a mille façons de tuer son prochain.» La Bourse et la mondialisation tuent. Il n’y a pas que la violence qui tue, la pauvreté tue aussi, de façon moins spectaculaire mais tout aussi cruelle.

Mais comment filmer la barbarie économique? Comme le dit un militant dans le film, on ne peut pas filmer un conseil d’administration en train de virer dix mille personnes; on ne peut pas filmer des réunions de chefs d’état-major de la police ou de l’armée; on ne peut pas filmer ce qui se passe à la Bourse de Montréal. Essayez, vous, d’aller manifester à la Bourse, vous verrez: ça réagit vite! Dès qu’on met un petit caillou dans les rouages, la police débarque et cogne.

Le personnage central de votre film prend sa télé et l’enterre dans son jardin. C’est ça, la solution? Fermer le poste? Il me semble que c’est s’en prendre au messager…
Non, non, ça ne réglerait strictement rien. Entre autres, parce qu’on ne peut pas faire taire la rumeur. J’ai un tas d’amis qui n’ont pas de télé, et qui en sont fiers. Or, lorsque je les vois, ils me parlent de ce qui se passe à la télé! Ils ont beau la fermer, d’autres (leurs voisins, leurs amis) continuent de la regarder et de leur en parler. On n’y échappe pas… Et puis, ce n’est pas parce qu’on détourne la tête que l’horreur cesse d’exister.

Votre compagne, Michaëlle Jean, est journaliste à RDI. Lorsqu’on regarde votre film, on a l’impression que vous dites qu’elle exerce finalement un métier inutile…
(Pause) J’ai beaucoup d’estime et de respect pour les journalistes. Ils sont pris avec la machine d’un côté et le quotidien, de l’autre; et ça ne doit pas toujours être facile…
Oui, la barbarie continue de croître malgré le travail des journalistes; mais l’idée nous viendrait-elle à l’esprit de dire aux médecins qu’ils exercent un métier inutile, vu qu’il y a encore des malades? On ne peut pas généraliser, vous savez: certains médecins sauvent des vies, et d’autres ont été tortionnaires…

Cela dit, certaines choses m’agacent dans la pratique du journalisme. Je trouve que les journalistes devraient avoir une plus grande portée éditoriale, qu’ils devraient exister un peu plus, au lieu de se contenter de transporter «objectivement» l’information. Ils devraient situer la nouvelle, la mettre en contexte, s’émouvoir. Or, lorsqu’on regarde la télé, on a trop souvent l’impression que les journalistes sont complètement déconnectés de la nouvelle. Qu’un chirurgien se montre froid et distant pendant qu’il opère, je peux comprendre: il en va de la qualité et de la précision de ses gestes. Quand tu es couché sur une table d’opération, tu ne veux pas que ton chirurgien tremble d’émotion quand il t’ouvre le ventre! Mais pourquoi devrait-on adopter cette approche quand on lit le bulletin d’infos? Il me semble que la capacité de s’émouvoir et de s’indigner devrait faire partie intégrante du métier de journaliste.

Si le journaliste n’est pas capable de me transmettre un moment de trouble à moi, le spectateur, quand il me présente des images de massacre, c’est que quelque chose ne va pas; c’est que la machine a avalé l’individu. Je ne parle pas de culpabiliser le spectateur et de lui faire la morale: juste de l’émouvoir, de le faire réfléchir. Malheureusement, souvent, les lecteurs ou les lectrices de nouvelles emploient le même ton neutre, qu’ils parlent de la dernière défaite des Canadiens ou d’un génocide dans le Tiers-Monde. Comme si c’était pictures as usual.

Ça me fait penser aux capsules historiques qu’on peut entendre pendant l’émission de René Homier-Roy, le matin, à CBF. Le faux lecteur de nouvelles utilise toujours le même ton, qu’il parle de Léonard de Vinci ou de la guerre de Cent Ans. C’est très révélateur de la façon dont on nous présente l’information. Tout est à un même niveau: le sport, la météo, les indices Dow Jones et l’actualité internationale… On dirait des comédiens récitant un texte qu’ils ne comprennent pas. Ils ont une technique impeccable, ils prononcent bien, ils savent se tenir, mais leurs paroles sont vides de sens.
C’est cela qui m’impressionne: comment on évacue le sens au profit de la technicité.

L’indignation serait donc une façon de lutter contre la banalisation de l’image?
Oui: l’indignation et l’émotion. C’est pour ça que j’ai dédié mon film à Pierre Vallières. C’était un homme indigné. Parfois, il allait peut-être trop loin; parfois, il pouvait sembler ridicule: mais c’est le risque à prendre. Mieux vaut risquer de paraître ridicule que de ne rien faire et de rester les bras croisés…