Société

La semaine des 4 jeudis : Henry et Bob

Dans une chronique précédente, qui a fait grand bruit, j’ai tenté d’illustrer, à l’aide d’un portrait composite basé sur vingt ans de métier, mes regrets face à l’énorme distance qui sépare le discours public de nos célébrités de leur comportement. La réaction collective, provoquée par les radios, fut de chercher l’identité du gros méchant dont je parlais (?). Je n’aurais pas assez de place ici pour expliquer à quel point l’exercice me semble décevant et dérisoire.

J’ai donc écrit: «Nous sommes constamment victimes de marchands et de fabricants d’images qui ne vendent pas simplement de l’oeuvre, mais aussi – et de plus en plus – du vécu», ce qui me semblait l’essentiel de cette démonstration.

L’exemple qui suit m’a été offert deux dimanches de suite, sans crier gare, grâce à la «collaboration» de notre télé nationale.

Madame, monsieur, bonjour…

C’est un moment de franche camaraderie télévisuelle. Robert Guy (Bob) Scully, l’homme du monde qui fréquente – dans les deux langues officielles – les célébrités à particule et les héritiers désuets de vieilles noblesses congénitales, reçoit le distingué docteur Henry Kissinger sur son «plateau» pour une autre version intellectuelle de la vie des gens riches et célèbres.
Herr Doktor Kissinger n’est pas là par hasard. Il consacre un peu de son temps précieux à la promotion d’un dernier tome ennuyeux (les années Ford) de sa biographie.

Reprenant texto les confidences déjà écrites dans le bouquin, Henry, aiguillé par Bob, se lance dans une série d’anecdotes charmantes à propos de son grand complice, l’ex-président Richard Nixon, et de son successeur Ford, le malhabile qui s’enfargeait dans ses jambes.

La petite histoire se nourrit ainsi de la grande: des soupers au restaurant, des tête-à-tête intenses, des familles, des baptêmes, des parties de golf, de la pêche au marlin à Key Biscane, d’entourloupettes au protocole et du récit émouvant de l’avant-dernière nuit de Nixon à la Maison-Blanche… Le pauvre homme mal compris…Et bla bla bla.

Sourires complices, chemises amidonnées et vestons de chez Gucci, l’histoire de l’Amérique est lisse comme le cul d’un escargot…

Au secours!

Rangez les dictionnaires, Henry Kissinger! Un mégalomane qui a soutenu toutes les dictatures de la planète durant la guerre froide et qui a poussé un peu plus le monde au bord du gouffre. Un petit bonhomme imbu de gloire qui essaye d’effacer la tache sanglante qu’il va laisser dans l’histoire. Un petit sémite qui a si bien manipulé le monde arabe qu’il en a reçu un prix Nobel. Hou, la vieille chose visqueuse.

Responsable de la politique étrangère américaine de 1968 à 1976, le bon docteur a prodigué ses soins pour le moins énergiques en Asie et en Amérique latine.

Alors que les mères et les veuves du Chili réclament toujours les corps des torturés, jetés vivants dans l’océan du haut des avions, Kissinger est nommément cité et mis en cause dans les nouvelles archives que le gouvernement américain vient de mettre à la disposition des procureurs espagnols requérant contre Pinochet. Il me semble donc qu’il serait on ne peut plus à propos d’interroger le sinistre individu sur quelques souvenirs moins légers.

En 1976, Kissinger rencontre Pinochet. Il assure le dictateur, qui emprisonne et torture par milliers ses opposants, de son soutien complet et de celui du gouvernement américain. Pinochet torture, Kissinger tolère et encourage. Lorsque les dictatures du Chili, de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay poursuivent les réfugiés politiques sur le territoire américain, Kissinger reste muet.

Trente ans plus tard, Pinochet fait de la «prison» dans une clinique de luxe. Et Henry, l’homme qui a envoyé des dizaines de milliers de jeunes contestataires chiliens vers la mort, échange des mondanités et des sourires chez Scully.

Vieille histoire? Pantoute. Que foutait le docteur en Indonésie dix jours avant que les militaires envahissent ce Timor dont on entend enfin tristement parler ces temps-ci?

Dans la vie des gens riches et célèbres, on n’a pas d’avis sur la question, et encore moins envie de poser de ces questions qui pourraient troubler la quiétude feutrée d’un bureau de Manhattan.

Depuis que j’avais vu sur le même «plateau» Georges Soros, qui a précipité la moitié des pays de l’Est dans le gouffre en spéculant sur les monnaies faibles, raconter pour la galerie sa misérable enfance à la même heure d’écoute, je savais qu’il fallait s’habituer à ce genre d’aréopage.

Henry Kissinger est, depuis peu, membre du conseil d’administration de CBS. Il refuse toute entrevue avec bon nombre de journalistes qui le pourchassent afin de lui faire rendre des comptes. Il y a des silences qui rendent complices malgré eux.

D’aucuns voudraient-ils tenter une belle percée aux États-Unis?

Ils ont de quoi faire. Après tout, ce n’est pas tous les jours qu’on voit un criminel de guerre déguisé en jet setter passer à la télévision.