

Entrevue avec Marc Favreau humoriste : À propos de la langue
Maître du jeu de mots et des glissements de sens, le père de l’inénarrable Sol nous parle des maux qui menacent notre langue.
Propos recueillis par Alexandre Vigneault
Photo : Léopold Brunet
La qualité de la langue parlée au Québec aujourd’hui vous préoccupe-t-elle?
«Il faut d’abord s’entendre: la langue de la rue, c’est la langue de la rue. On y utilise un vocabulaire de trois ou quatre cents mots. Ce petit langage facile et commode, avec tout ce qu’il comporte d’argot ou de verlan, existe dans toutes les langues. Ça ne me hérisse pas que mon petit-fils me dise: «C’est pété ton truc» ou «C’est complètement flyé». Ce qui importe, c’est que les jeunes soient capables de percevoir une langue normale et même assez relevée, avec un vocabulaire étendu, des expressions et des images. Je ne veux jeter la pierre à personne, mais j’ai l’impression que les professeurs font tout pour se mettre au niveau des jeunes, qu’ils ne font pas assez d’efforts pour élever le niveau et exciter les jeunes sur le bonheur et les folies de la langue.»
On dit souvent que les jeunes parlent moins bien que leurs aînés…
«Il ne faut pas généraliser! Je me souviens très bien que, quand j’étais jeune, dans les années 1930 ou 1940, on ouvrait La Presse et on pouvait y lire «Grande vente de tires [pneus]». On ne voit plus ces sottises-là! Notre langue québécoise est très influencée par l’anglais et c’est un peu normal puisqu’on baigne dans un univers anglophone. C’est trois fois rien! Par exemple, ici, on tombe en amour – we fall in love -, alors qu’en France on tombe amoureux. On a aussi de très belles expressions qui nous viennent de nos ancêtres: il n’est pas question d’envoyer promener ce qu’on appelle un banc de neige pour appeler ça des congères! Il y a des bancs de sable, des bancs de morues et nous, on a nos bancs de neige; ça fait image, c’est joli et c’est très bien ainsi. On a une langue à nous que l’on doit connaître et cultiver, mais pas appauvrir.»
Ce serait quoi, l’appauvrir?
«Cesser de s’en servir. "Tsé veux dire l’affaire", etc. Avec ça on ne va nulle part! Il faut être vigilant. À force de ne pas lire ou de ne pas s’efforcer d’écrire une langue qui soit non seulement correcte, mais riche, notre langue risque de devenir une langue seconde. On dit toujours que notre premier ministre, là-bas, en Ontario, parle deux langues secondes; c’est un peu triste. Il faut être capable de s’exprimer. Le vieux mot de Boileau est toujours juste: "Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément".»
Vos textes ont toujours été d’une grande richesse; les croyez-vous difficiles?
«Pourquoi seraient-ils difficiles? Je suis persuadé qu’ils ne sont pas difficiles parce que j’emploie une langue courante. Il n’y a pas d’abstraction ni de constructions métaphysiques dans les sketches de Sol. Quand Sol veut parler de la situation mondiale, il dit que la terre est comme une boule, comme une pomme; et puisqu’elle est ronde, forcément, il y en a qui ont le dessus et d’autres qui ont le dessous. Ceux qui ont le dessus, ce sont les États biens, les établis, les États riches, les États munis… Ah! C’est ça la langue de Sol; il suffit de changer une lettre. Le premier sinistre, ça donne un nouvel éclairage; les dépités qui sont assis dans la chambre paraplégislative, c’est imagé…»
Cette langue imagée, vous l’utilisiez déjà à l’époque de Sol et Gobelet. La langue proposée aujourd’hui dans les émissions pour enfants est-elle trop pauvre pour les éveiller aux plaisirs du langage?
«Alors là, je suis vraiment déconnecté! Mais… c’est à nous, les adultes, qu’il revient de faire attention. On n’a pas le droit de sous-estimer les jeunes. Je n’ai jamais dit à un de mes enfants ou petits-enfants: "Tu vas boire ton `tit l’eau-l’eau, guili guili guili." Le bébé doit nous trouver stupide de lui parler comme ça, il doit se dire: "Quand j’étais dans le ventre de ma mère, c’est pas ça que j’entendais!" On n’a pas le droit de sous-estimer l’intelligence et la curiosité des enfants ou d’y couper court en se mettant à leur niveau. On ne doit pas descendre la barre; au contraire, on doit la monter. Comme dans les sports!»
Les Québécois constituent-ils une menace pour leur propre langue?
«Je dirais que notre paresse est bien plus menaçante que l’anglais qui nous entoure… Quand je parlais des professeurs, je ne visais pas que les professeurs de français; on peut employer une langue convenable à travers les mathématiques, la chimie, la physique. Il faut que l’école soit un ferment d’excitation pour la langue. Un dernier mot: attention, nous, Québécois; si nous sommes négligents, nous serons déclassés dans la francophonie. Avec Internet, on se rend compte que les petits marocains parlent sacrément bien le français!»