Société

L’anonymat des mineurs : Abus de confidence

Les médias québécois se retrouvent encore une fois au banc des accusés. Après une série noire d’événements médiatiques durant lesquels les journalistes ont passé outre les limites fixées par la loi, la Commission des droits de la personne et de la jeunesse (CDPJ) a cru bon de les rappeler à l’ordre. Les défendeurs ne la laisseront toutefois pas crier au scandale sans riposter. Regard critique sur la profession…

«À un moment donné, il y a des folies que les gens ne peuvent plus faire.» Le directeur du bureau de Québec de la Commission, Marc Bilocq est extrêmement clair. Certains médias, parmi les plus importants au Québec, ont dépassé les bornes et devront en payer le prix.

Le cas le plus grave des dernières semaines est sans contredit la mise en accusation des jeunes garçons qui ont poignardé une octogénaire. Tous en ont parlé, et plusieurs ont montré les visages des adolescents ou donné des informations permettant de les identifier. La limite du raisonnable a été franchie selon les parents et la Commission. Ils ont déposé une plainte et les médias pourraient goûter à la médecine de leurs avocats.

Tous ont également frais en mémoire les reportages faisant état d’un très jeune enfant de la région de Montréal ayant avalé de la cocaïne et d’autres substances laissées dans un lieu facile d’accès par les parents. Les médias ont fait état de l’adresse, des noms des suspects, de leur origine américaine… En fait, de tout ce qui permettait de les identifier et, par conséquent, d’identifier l’enfant.

Des dossiers comme ceux-là, la CDPJ les collectionne. Elle a donc convoqué les principaux intéressés de la métropole et de Québec à des rencontres du genre «on ne veut plus vous y prendre sinon on va être moins tendre». Qu’on se le tienne pour dit, la Loi sur la protection de la jeunesse et la Loi sur les jeunes contrevenants ont les mêmes implications. L’anonymat de tout mineur impliqué directement ou non dans un acte criminel doit être préservé.

La directrice du contentieux de la Commission, Hélène Tessier, ne mâche pas ses mots. «Moi, je n’hésiterais pas à poursuivre quelqu’un qui ferait ça à mon enfant.» Tous les parents devraient donc en prendre bonne note, selon elle. Les médias ne jouissent d’aucune impunité en la matière.

Directeur des enquêtes à Montréal, Claude Boies en remet. «Ça a un impact majeur… C’est l’enfant qui a à vivre avec ça après.» Selon lui, les effets pervers de la divulgation de l’identité ou d’éléments menant à l’identification de l’enfant peuvent être encore plus graves. En voyant les faits exposés dans les médias, les jeunes sont parfois confirmés dans leur structure délinquante ou font tout simplement le lien entre «popularité» et crime.

Mais, malgré tous les efforts déployés pour éduquer les médias, la démarche de la Commission n’a pas porté fruit ou, du moins, pas autant que ne l’auraient espéré ses membres. Manque d’intérêt ou de temps, les participants ont été très peu nombreux aux séances d’information! Dans la capitale, seuls les représentants de deux ou trois médias s’y sont présentés, et peut-être pas les plus fautifs, de l’aveu même de M. Bilocq.

Censure et totalitarisme
Pour l’enseignant en droit de l’information à l’Université de Montréal et membre du Centre de recherche en droit public – un organisme unique en Amérique du Nord – Pierre Trudel, le désintérêt des médias pour les récriminations de la Commission n’est pas difficile à expliquer. Selon lui, la CDPJ tente de les museler et fait fi des libertés d’expression et de presse garanties par les chartes.

«C’est de la censure généralisée… du totalitarisme», s’exclame M. Trudel. Il ne porte pas la Commission dans son coeur et ne se prive pas pour la critiquer avec véhémence. L’interprétation des dispositions législatives sur l’anonymat des jeunes contrevenants ou impliqués dans des drames humains faite par la CDPJ serait «une conception ratatinée de la liberté de presse, essentiellement politique».

Avec une verve surprenante, M. Trudel accuse donc la Commission de brimer le droit des lecteurs, votre droit, d’accès à l’information d’intérêt public. «Le public a le droit de savoir… Quand on pose des actes publics, même si on a 15 ans, il y a des conséquences, croit-il. C’est un droit trop fondamental pour qu’on le bafoue.»

M. Trudel craint également les abus qu’une telle vision de la protection des jeunes pourrait engendrer. «Si, dès qu’il y a des jeunes dans l’entourage de quelqu’un qui commet un acte criminel, on n’en parle pas, on ne pourra plus parler de rien… La bonne justice doit se faire au grand jour.»

Avis partagé par le secrétaire général du Conseil de presse du Québec, Robert Maltais. «Il y a des choses un peu incontournables, souligne-t-il, se demandant pourquoi ne pas nommer des parents formellement accusés. Est-ce que l’on va empêcher la presse de faire son travail?»

M. Maltais rappelle tout de même que la liberté de presse est assortie de devoirs auxquels ne peuvent se soustraire les journalistes. Le Conseil étant chargé de vérifier si les actes professionnels sont faits dans les règles de l’art, plusieurs plaintes y sont déposées à tous les ans. Toutefois, très peu d’entre elles débouchent sur des réprimandes. En moyenne, les deux tiers des plaintes ont été rejetées au cours des dernières années. Ce ratio ne serait toutefois pas représentatif des résultats obtenus lors de poursuites judiciaires.

Chasse aux sorcières
M. Boies se défend bien de participer à une chasse aux sorcières et de passer outre la liberté de presse comme le prétendent certains défenseurs des médias. «On n’empêche pas les journalistes de raconter des histoires.» Pour lui, il s’agit tout simplement de respect des lois établies pour assurer la protection «des plus vulnérables des vulnérables».

Son vis-à-vis de Québec, M. Bilocq, reconnaît quant à lui que la problématique est très complexe et que la frontière entre les deux droits fondamentaux qui s’opposent ici est difficile à définir. «Chaque cas a sa dynamique propre… C’est un exercice de jugement», expose-t-il. Jugement parfois difficile à poser, les délais de production étant extrêmement courts. Il espère néanmoins avoir amorcé une prise de conscience chez les journalistes – du moins les quelques-uns qui ont daigné se rendre dans ses bureaux pour l’écouter – des répercussions de leurs actes.


– L’offensive de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse pour l’éducation des médias se fonde principalement sur un article de la Loi sur la protection de la jeunesse moins bien assimilé par les médias que les dispositions similaires de la Loi sur les jeunes contrevenants. L’article 83 indique que «nul ne peut publier ou diffuser une information permettant d’identifier un enfant ou ses parents parties à une instance ou un enfant témoin à une instance…»

– Les amendes encourues sont de 250 $ à 5 000 $. Rien pour faire mal au porte-monnaie des médias admet le directeur du bureau de Québec de la Commission, Marc Bilocq. Il aime néanmoins penser que la profession s’autodiscipline et craint de perdre sa crédibilité. «Mais il y aura toujours des francs-tireurs.»

– Aussi, contrairement à la croyance populaire, ce ne sont pas seulement les médias taxés de jaunisme tel Photo police qui se font poursuivre, bien qu’ils soient les champions en la matière.

– Fait étonnant, la presse écrite est plus susceptible de se retrouver devant la Cour que les médias électroniques. Seule explication fournie par la Commission: «Les écrits restent, les paroles s’envolent.»

– Finalement, notons que les médias de Montréal sont plus délinquants que ceux des autres régions du Québec. Compétition oblige?