Société

Reconnaissance des sages-femmes : Accouchement difficile

Né dans les cris et la douleur, l’Ordre des sages-femmes du Québec émet ses premiers vagissements. Les accoucheuses méconnues accèdent au titre tant convoité de professionnelles. Une victoire pour les sages-femmes, les femmes ou le système de  santé?

«Femmes! Sages-femmes! Solidarité!» Militantes de nature, les sages-femmes ont passé les vingt dernières années à scander haut et fort le slogan, espérant voir leur pratique légalisée. Elles viennent de remporter la bataille: une victoire féministe et un retour surprenant à une pratique qui date d’hier à l’heure où tous les yeux sont tournés vers demain. À la fin du printemps dernier, le gouvernement a enfin reconnu le travail des «accoucheuses professionnelles». C’est pourtant sans tambour ni trompette que les soixante-seize sages-femmes officiellement approuvées au Québec font leur entrée dans le système de santé. Parviendront-elles à se défaire de leurs étiquettes d’autodidactes, de «granos» et de marginales?

16 juin 1999. Votée à l’Assemblée nationale, la loi 28 légalise la pratique en maison de naissance, en centre hospitalier et, éventuellement, à domicile (voir encadré). 7 septembre. Seize étudiantes passent la porte de l’Université du Québec à Trois-Rivières, en vue de décrocher le premier diplôme québécois de baccalauréat en pratique sage-femme, nouveau passeport pour accéder à la profession. 24 septembre. L’Ordre des sages-femmes du Québec voit le jour afin de protéger le public et de réglementer la conduite professionnelle. Le débat est clos, elles sont là pour rester.

«C’est une victoire pour toute la communauté. En offrant une pratique différente comme celle-là, nous remettons en question l’approche très "médicale" de la grossesse. Nous prouvons ainsi que notre système de santé n’est pas si sclérosé», estime la ministre de la Santé et des Services sociaux, Pauline Marois, qui a elle-même accouché à domicile en compagnie d’une sage-femme et d’un médecin, en 1981. Inspirée par son expérience et les recommandations des divers intervenants du système de santé, la ministre ne jure que par un seul mot d’ordre: la collaboration entre sages-femmes et médecins.

Acte de naissance
Ce sont les recommandations favorables du Conseil d’évaluation des projets-pilotes, dont le mandat était d’ausculter le fonctionnement des six maisons de naissance du Québec mises en place en 1994, qui ont amené l’Office des professions à accorder aux sages-femmes le quarante-quatrième ordre professionnel. «Il nous reste à prouver notre compétence pour nous faire respecter», soutient Michèle Champagne, présidente de l’Ordre des sages-femmes du Québec. Optimiste, elle estime que le nouveau statut de sa pratique la place dorénavant sur un pied d’égalité avec les infirmières et les médecins.

Et le virage ambulatoire semble donner une chance aux méthodes défendues par les maîtres de la maïeutique. «Si les sages-femmes n’existaient pas, il faudrait les inventer!» Le discours du secrétaire aux affaires externes du Collège des médecins, André Garon, surprend devant la réticence traditionnelle de la corporation médicale à l’égard d’une pratique non conforme à la rigidité du système médical. Pourtant, selon la Fédération des médecins spécialistes du Québec et l’Association des obstétriciens-gynécologues, le désintérêt remarqué des omnipraticiens à pratiquer des accouchements et la diminution du nombre d’obstétriciens-gynécologues favorisent l’arrivée des sages-femmes.

Pour exercer leur profession aux côtés des médecins, elles suivront le modèle adopté en maisons de naissance. Ces dernières ont conclu des ententes avec des centres hospitaliers pour s’assurer une collaboration en cas de complications durant l’accouchement. C’est sur cette collaboration que repose l’intégration des sages-femmes dans le système de santé. À ce jour, elle ne se fait pas sans heurts. «Des médecins nous confinent dans un coin pour s’occuper eux-mêmes de notre cliente», s’indigne Lucie Hamelin, présidente du Regroupement des sages-femmes du Québec.

Toutefois, la coopération établie depuis une quinzaine d’années en Estrie se révèle un modèle exemplaire. «Sans gêne, j’appelle régulièrement le médecin de garde pour lui demander un avis médical, raconte Christine Roy, sage-femme au Centre de naissance de l’Estrie. De plus, dans les cas de transfert, nous regardons ensemble le dossier et c’est rare que nous ne sommes pas d’accord. Les médecins avec qui nous collaborons sont très disposés à essayer des techniques différentes, comme des nouvelles positions pour faciliter le travail de la femme.»

Entre l’âne et le boeuf
L’entrée des sages-femmes ne bouleverse pas tant le système que les mentalités. À preuve, elles ne supervisent que 1000 à 1500 des 60 000 accouchements pratiqués chaque année au Québec. Les règlements adoptés lors des projets-pilotes leur permettent de suivre des grossesses dites normales, soit 80 % des accouchements. Jumeaux, bébés trop gros, problèmes cardiaques représentent des cas transférés aux médecins.

C’est pour le suivi personnalisé, depuis les débuts de la grossesse jusqu’aux lendemains de l’accouchement, que la femme enceinte cogne à la porte d’une sage-femme. «Je suis entrée en contact avec quelqu’un en toute intimité et je me suis sentie écoutée. Ce n’est pas que j’aie détesté mes deux accouchements avec des médecins, mais il a fallu que je mette au monde un enfant en maison de naissance pour constater toute la différence», raconte Lysane Grégoire, qui travaille depuis pour la cause des sages-femmes à titre de présidente du groupe MAMAN (Mouvement pour l’autonomie dans la maternité et pour l’accouchement naturel).

L’approche humaine recherchée par les femmes ne reste pas sans écho. «Le mouvement de déshumanisation des soins de santé, c’est un peu de notre faute, admet le docteur Claude Fortin, porte-parole de l’Association des obstétriciens-gynécologues du Québec. Nous avons l’habitude de dire quoi faire à la femme sans l’écouter, d’agir sans la consulter vraiment. C’est normal que certaines décident d’aller vers quelque chose qui leur offre plus de liberté.»

Les sages-femmes justifient leur pratique hors des sentiers médicaux, en brandissant les résultats d’études réalisées aux quatre coins du monde. Sous leur supervision, il y a moins d’interventions obstétricales (de césariennes, entre autres) et de bébés prématurés, concluent les analystes. Cependant, le Conseil d’évaluation des technologies de la santé du Québec a identifié récemment des problèmes survenus lors de grossesses suivies par des sages-femmes, notamment des morts-nés. Ce rapport démontre l’importance pour elles de ne pas faire bande à part.

Et s’isoler, c’est stagner. Car pour se tailler une place, elles doivent accomplir une lourde tâche d’éducation, tant auprès de la population que des médecins. D’autant plus qu’elles ne peuvent compter sur la force du nombre: elles sont soixante-seize, âgées en moyenne de quarante-cinq ans, et leur seule relève assurée est constituée des seize étudiantes qui auront leur diplôme dans quatre ans. Elles misent sur l’ouverture d’une ou deux maisons de naissance dans les prochains mois et sur l’augmentation graduelle du nombre d’étudiantes (voire d’étudiants), qui devrait atteindre la quarantaine dans huit ans, pour gagner en importance. «Notre principale vertu, c’est la patience. Pourquoi aller trop vite? Notre profession évoluera au même rythme que les moeurs», précise Michèle Champagne.

La transition de groupe de pression à institution dûment mandatée implique toutefois que les accoucheuses se retroussent les manches rapidement pour asseoir leur pratique sur des règles plus que sûres. Une gaffe, un faux pas et la critique pourrait se faire plus acerbe que jamais. Le discours politically correct entourant les droits des femmes, grâce auquel les sages-femmes ont toujours pu mener leur croisade, les supportera-t-il encore? Tout est entre leurs mains.

Sages-femmes au foyer

Pour une première fois au Québec, le droit d’autonomie d’une profession a été obtenu dans un cadre limitatif: les lieux de pratique doivent être réglementés avant d’entrer en vigueur (sauf pour les maisons de naissance) et un conseil consultatif, composé entre autres de médecins, épaulera l’Ordre présentement au stade embryonnaire.

Plus enthousiaste que méfiante, Michèle Champagne y voit un outil d’intégration: «On peut l’interpréter comme un manque d’autonomie, mais aussi comme une aide qui facilitera l’adoption de nos règlements par le gouvernement parce que d’autres professionnels de la santé les auront analysés de près.»

Entre autres règlements, les sages-femmes veulent pousser un cran plus loin leur autonomie en rendant accessible le plus rapidement possible l’accouchement à domicile. «Cet exercice de la profession nous a toujours caractérisées et c’est pourquoi plus d’une centaine de femmes nous consultent chaque année», souligne Lucie Hamelin. Mais les médecins ne veulent pas appuyer les accouchements à domicile, prétextant qu’ils représentent des risques en cas de complications vu l’éloignement des recours médicaux. De son côté, la ministre ne veut pas donner un feu vert prématuré. Elle s’accorde au plus trois ans pour encadrer la pratique à la maison. Comme quoi la lutte n’est pas encore terminée.