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Aliments transgéniques : Vie©
Scientifique et humaniste, ALBERT JACQUARD est scandalisé par l’idée qu’une compagnie privée puisse breveter des semences d’organismes génétiquement modifiés (OGM). «On ne peut pas breveter du vivant», s’insurge-t-il.
Alexandre Vigneault
Photo : Benoît Aquin
Les craintes que suscitent les aliments transgéniques sont-elles justifiées?
Certainement. On va pouvoir manipuler l’ADN, la transformer et modifier les ordres qu’elle donne aux molécules des environs. Par conséquent, d’un seul coup, le monde vivant est tombé dans les possibilités d’action de l’homme. C’est énorme et c’est monstrueux! On est devant des actes dont les conséquences sont totalement imprévisibles. Il faudra des siècles pour mesurer l’étendue de ce pouvoir et les limites que l’on doit s’imposer. On est devant un constat qui avait été fait par Einstein à propos de la bombe atomique: il y a des choses qu’il faut ne pas faire. Mais qui va en décider? C’est un problème d’éthique.
Les organismes génétiquement modifiés (OGM) sont déjà en circulation, surtout en Amérique. Doit-on craindre pour l’être humain ou plutôt pour l’environnement?
Pour tout! Le cas le plus simple est celui des gènes qui permettent à une plante utile, comme le blé ou le maïs, de résister à certains insectes ou virus. Du coup, ce gène-là, on le retrouvera transmis à des plantes contre lesquelles on lutte, parce qu’elles sont néfastes. Il faut être prudent. Il faut aussi se demander: quelle est la finalité de ces actions? Si le but était vraiment, comme on le dit, de nourrir le monde entier, cela me paraîtrait très bien. Mais c’est faux! Quand les grandes entreprises internationales disent qu’elles luttent contre la faim dans le monde, elles mentent et elles le savent!
Ce n’est pas le manque de nourriture qui fait que des gens meurent de faim, ce sont la politique et l’économie. Ce sont les actions de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international qui affament l’humanité. N’allons pas prétendre que, à coup de manipulations génétiques, on va guérir la faim dans le monde, c’est faux!
Les semences d’OGM sont d’ailleurs souvent brevetées…
Voilà le mot scandaleux: quand on ose breveter des choses qui pourraient être utiles à l’ensemble des hommes, cela prouve à quel point le libéralisme a fait des ravages. Imaginez que Pythagore ait breveté son théorème… Ce n’est pas raisonnable! La notion même de brevet dans le domaine du vivant, c’est l’introduction de l’égoïsme et du libéralisme dans un secteur où ils n’ont rien à faire.
On craint que les OGM ne provoquent de nouvelles allergies, des cancers et des malformations congénitales; est-ce de la science-fiction?
C’est peu probable. Heureusement, le foetus est très à l’abri dans son petit sac, dans le ventre de la mère. Mais on ne sait jamais. Tout ce qui est mutagène est dangereux. La plupart des substances nouvelles que l’on crée peuvent être mutagènes. Comment le déceler? On n’a même pas les moyens de le faire.
À supposer que tel produit chimique dont on se sert pour faire la vaisselle multiplie par dix la fréquence des mutations, on ne s’en apercevra que dans trois générations… Et dans trois générations, il y aura longtemps qu’on n’emploiera plus ce produit et on cherchera d’où ça vient. On a eu du pot avec la fameuse thalidomide, qui donnait des enfants sans bras. On a été chanceux, car cette substance n’était pas mutagène, mais tératogène; elle provoquait tout de suite des erreurs dans la fabrication des enfants. Si c’était passé par le biais d’une mutation, on ne s’en serait pas aperçu. Il aurait été impossible de remonter de l’effet à la cause.
Ces techniques étant déjà développées et commercialisées, un retour en arrière est-il possible?
Heureusement, nous vivons dans des démocraties: il suffit de l’interdire. Il peut y avoir des entreprises qui fabriquent des poisons, comme le cyanure; on leur dit: «Attention, vous n’avez pas le droit de commercialiser le cyanure n’importe comment.» Nous sommes dans des pays où, normalement, la réglementation doit venir de l’État. Il faut que la réglementation soit planétaire. Si on interdit cela aux Européens, il faut l’interdire aux Américains. Cela fait partie des thèmes permanents de mes bouquins: mettre en place une démocratie de l’éthique qui doit être planétaire. Ce sera justement le grand problème du siècle qui vient.
Le débat concernant les OGM sera-t-il l’un des plus importants du prochain siècle?
Il me semble. Mais ce débat devrait être clos assez rapidement. Au nom du principe de précaution et puisque le but n’est pas de nourrir la population planétaire, on devrait s’abstenir de créer des OGM. La seule finalité, c’est de faire du bénéfice pour Monsanto [l’une des cinq grandes sociétés qui contrôlent la production d’OGM]. Je regrette, mais cet objectif-là n’est pas un objectif planétaire.