Société

Droit de cité : Soyons vulgaires

Si vous le voulez bien, on va faire dans la vulgarité et l’indécence. On va parler des Pères Blancs de la rue Saint-Hubert, une sinistre histoire de mauvais voisinage.

Montréal vit des problèmes de voisinage aigus depuis quelques mois. Le moindre agrandissement d’un pied carré de Provigo attire inévitablement son lot d’opposants.

Le voisinage est devenu la pomme de discorde de l’heure, à Montréal.Un Provigo, un Bureaux en gros, des condos, un centre de distribution de margarine: la liste de nouveaux voisins jugés indésirables par des résidants déjà installés dans un environ donné s’allonge de jour en jour.

Le dernier en lice: un autre centre de distribution, de seringues celui-là. Cactus-Montréal est le Distribution aux consommateurs de la seringue pour les toxicomanes de Montréal. Après dix ans de service, Cactus est à l’étroit dans son placard du CLSC des Faubourgs. Son marché est florissant: quatre millions de seringues distribuées gratuitement jusqu’à maintenant, et on en ajoute toujours.

Cactus se déniche un nouveau siège social, rue Saint-Hubert, entre Ontario et de Maisonneuve. Tout convient: l’espace, le loyer (compte tenu des maigres ressources), la proximité de la clientèle. De plus, il pourra partager ses locaux avec un point de distribution de méthadone aux héroïnomanes, avec exigences minimales – une première à Montréal, voire au Canada. Bref, un guichet unique en santé publique pour toxicomanes, destiné à réduire les méfaits, à limiter la progression du sida et des hépatites, et à sortir du trou le plus grand nombre de toxicomanes qui auront la volonté de le faire. Pour réussir pareil exploit, il faut que tous ces services soient offerts sous un même toit, au milieu des junkies.

Dans le secteur de la santé, où les gens sont plus portés à la procrastination, voilà enfin de l’action, du concret, du béton, de la sueur et du sang. Un cas de réjouissance collective, une Bonne Nouvelle GM avec Simon Durivage.

Mais Cactus s’est fait des ennemis dans son nouveau voisinage dès les premières rumeurs de son arrivée prochaine: des résidants, des commerçants, et des Pères Blancs.

Pour les deux premiers groupes, on peut comprendre: les commerçants rêvent tous de commercer sur la rue Principale de Saint-Sauveur, les résidants rêvent tous de résider dans le village de Hänsel et Gretel. Tout ça est bien légitime, mais totalement irréaliste dans le centre d’une métropole.

Mais les Pères Blancs? Un Père Blanc se targue d’être la compassion divine faite homme. Il met le pied en Afrique et guérit les lépreux, en échange de leur âme offerte à Dieu. Parce que Dieu est amour. C’est du moins la salade qu’ils nous vendent.

Mais pas à Montréal. Dans un effort de gongorisme à en perdre son latin, les Pères Blancs n’ont pas fait dans la demi-mesure pour crééer des métaphores sur leurs nouveaux voisins:

(C’est le bout indécent de la chronique. Cachez les enfants, ou envoyez-les regarder le reportage sur les clubs échangistes au Canal Vie.)

«En Afrique, on a ouvert des léproseries, mais pas en dessous de nos maisons! Les Pères Blancs qui habitent ici ne veulent pas voir des toxicomanes se piquer en rentrant à la résidence, le soir. Déjà, nous devons subir un petit commerce de drogue dans la rue. Imaginez ce que ce sera avec Cactus!»

Quant à savoir où Cactus pourrait aller tout en demeurant près de sa clientèle, les Pères Blancs s’en contrecrissent.

La décence la plus minimale qu’impose leur soutane devrait leur ordonner au moins de se la fermer s’ils ne sont pas d’accord.

Et la liberté d’expression? Avoir une opinion c’est une chose, l’assumer en est une autre. Et si la liberté d’expression est un droit fondamental, la liberté d’hypocrisie n’en est pas un. Quand vous exigez l’amour du prochain de la part de votre prochain, dîme en sus, le minimum est de prêcher par l’exemple. Pas de s’exclure de l’imprimatur du Décalogue quand ça fait votre affaire.

Cactus n’est pas une piquerie, quoi qu’en pensent les Pères Blancs. Dire ça constitue une insulte suprême à ceux qui se donnent corps et âme pour cet organisme dont la feuille de route est irréprochable.

On dit souvent que Montréal est une ville tolérante. Mais pour les gens de Cactus et les consommateurs de méthadone, la tolérance proverbiale des Montréalais n’est que de la poudre de perlimpinpin jetée aux visiteurs. «Quand la visite s’en va, on roule les trottoirs pis on les entrepose», me dira Guy-Pierre Lévesque, un ex-toxico sur la méthadone depuis cinq ans (sa réhabilitation est presque terminée), et président de l’Association des bénéficiaires de méthadone du Québec. Pour lui, Montréal n’est pas plus ni moins tolérante que Redneck City, Texas.

Face à cette résistance, les utilisateurs de méthadone et les intervenants de Cactus se répètent un vieux proverbe amérindien: «Ceux qui restent assis paisiblement au bord de la rivière finissent toujours par voir passer le cadavre de leur ennemi.»

C’est un peu dur, mais c’est comme ça.