Société

Les enfants soldats : Jeux de guerre

À l’âge où la plupart des enfants fréquentent l’école, d’autres font leurs classes au sein de groupes armés. Ils ont un professeur (le commandant), un terrain de jeux (le champ de bataille) et des joujoux (des AK-47). Leur devoir: tuer.

En temps de guerre, aucune force n’est à négliger. Dans une trentaine de pays, ce dicton inclut même les enfants. Quelque 300 000 soldats de moins de dix-huit ans sont élevés à la dure par des groupes armés, qui voient en eux une arme précieuse. Fausses promesses, menaces, sévices: rien n’est écarté pour transformer de frêles bambins en guerriers sanguinaires. À la fin de l’été, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté une résolution pour tenter d’empêcher le recrutement des enfants (voir encadré). Un sparadrap sur une plaie qui s’aggrave sans cesse depuis plus de dix ans.

Élevée au rang de problématique majeure, l’utilisation des enfants soldats sévit surtout en Afrique. Selon Human Rights Watch, plus de 150 000 jeunes endossent des habits kaki sur le continent, notamment en Angola, au Burundi, en Sierra Leone et au Soudan. «Tous les conflits en cours en Afrique comportent des soldats mineurs. C’est devenu endémique!» affirme Kathia Gagné, chercheuse à la Chaire Téléglobe Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM. Quelques combattants à peine pubères se retrouvent aussi en Asie, comme en Birmanie, en Afghanistan et au Sri Lanka.

Sacrifices humains
«Les enfants soldats sont les meilleurs tueurs en quelque sorte, lance Jocelyn Coulon, directeur du Centre Pearson pour la formation en maintien de la paix de Montréal. Quand on est jeune, on pense qu’on est invincible.» Ce fait, les groupes armés l’ont bien compris. Et ils en profitent. Dès l’âge de sept ans, des enfants sont enlevés ou enrôlés de force. Par qui? «La plupart se retrouvent au sein de groupes rebelles, indique Kathia Gagné. Mais des gouvernements font aussi du recrutement, sans vouloir l’admettre, comme la République démocratique du Congo.» En fait, lorsqu’un conflit perdure, les rebelles comme les gouvernements n’hésitent pas à puiser à même la verte jeunesse afin de renouveler leurs troupes.

D’après des témoignages recueillis par Human Rights Watch, les enfants soldats deviennent la cible des recruteurs pour diverses raisons: ils sont plus faciles à intimider et à manipuler, font ce qu’on leur dit sans rechigner et ne réclament pas un sou. «C’est abuser de la naïveté enfantine, s’indigne Anne Sainte-Marie, responsable des communications chez Amnistie internationale, section canadienne francophone. Ils leur donnent un peu de nourriture pour les garder fidèles et leur bourrent le crâne de mensonges!»

D’ailleurs, les recruteurs font subir aux enfants influençables un endoctrinement psychologique. L’objectif de l’opération: les transformer en machines à tuer insensibles. Les techniques d’apprentissage ne manquent pas. Elles vont de la répétition de slogans, comme «L’homme qui n’a pas de fusil n’est pas un homme», à des mesures plus draconiennes. Par exemple, selon une étude de l’UNICEF de 1996, le Front révolutionnaire uni, un groupe rebelle, a capturé des enfants dans des villages de Sierra Leone pour les inclure dans ses rangs. Question de les «former», ils les ont forcés à participer à l’exécution des membres de leurs familles. «Les jeunes sont endurcis et finissent par assimiler la propagande haineuse, explique Jocelyn Coulon. On leur donne ce qu’ils "aiment", un fusil, et on leur promet qu’ils iront droit au ciel s’ils meurent courageusement sur les champs de bataille.»

Une fois la persuasion achevée, les enfants soldats se voient attribuer, le fusil sur la tempe, une vaste gamme de tâches. S’ils commencent leurs activités comme porteurs ou messagers, ils se retrouvent vite sur la ligne de front, sans entraînement préalable. Et en revêtant le treillis militaire, les enfants deviennent des cibles légitimes pour l’ennemi au même titre que les adultes. Ils se font aussi assigner des missions de guerre faites sur mesure. «Comme ils sont petits et n’attirent pas l’attention, affirme Kathia Gagné, ils représentent des espions précieux.» Par contre, ils sont considérés comme les soldats les plus faciles à sacrifier. «Les vrais soldats capables de renverser des gouvernements ne sont pas envoyés dans des missions suicides, explique Jocelyn Coulon. Mais les enfants soldats, oui. Ils vont divertir l’ennemi pendant que les adultes préparent une attaque.»

Considérés comme de la chair à canon, les enfants soldats n’ont rien à leur épreuve. Pas même les terrains minés, où ils sont expédiés comme «éclaireurs» après avoir été saoulés ou drogués. «Des vagues de jeunes étaient envoyées dans des champs de mines durant la guerre Iran-Irak entre 1979 et 1989, poursuit-il. Ensuite, les vrais soldats passaient sur les champs déminés.» Selon lui, la technique est toujours employée ailleurs dans le monde.

Des armes pour joujoux
La prolifération des armes légères est pointée du doigt comme l’une des sources du problème. «Dans certains pays africains en guerre, un fusil peut être moins cher qu’un livre», souligne Anne Sainte-Marie. Alors, ces armes de petit calibre, qui font partie de l’arsenal de tout groupe armé digne de ce nom, permettent à un enfant de combattre au front. Armé d’une machette, un enfant ne pourrait tenir tête à un adulte pareillement équipé. Par contre, un jeune armé d’un AK-47 ou d’un M-16 représente un adversaire redoutable pour n’importe qui.

Les développements technologiques de l’industrie de l’armement contribuent à la simplicité du maniement des armes légères. Démonter et remonter ces fusils est devenu un jeu d’enfant. Ils se manipulent aussi facilement: une seule pression sur la détente suffit pour décharger une rafale continue de balles. «Pas étonnant alors que les enfants soldats utilisent ces armes, c’est comme des jouets!» explique Kathia Gagné.

Lendemain de guerre
S’ils en sortent vivants, les enfants soldats subissent de graves séquelles psychologiques à la suite de leur participation active aux conflits. Une fois la paix revenue, leur intégration au sein de la société ne se fait pas sans heurts. Ceux qui n’ont connu que la guerre adoptent la violence comme mode de vie, et la vie en société se résume en deux mots d’ordre: obéissance et discipline, la devise de l’armée. «Certains jeunes ont grandi dans l’armée à partir de sept ans, explique Jocelyn Coulon. Ils n’ont aucune connaissance du fonctionnement d’une société civile. Ils sont habitués à donner des ordres et à menacer pour obtenir de l’argent et de la nourriture.»

Au terme d’un conflit, aucun traité de paix n’a jamais reconnu l’existence des enfants soldats. Et bien peu de programmes de réintégration ont été mis sur pied jusqu’à maintenant. Plusieurs anciens combattants sont donc livrés à eux-mêmes. Ils n’ont pas accès à l’éducation, tombent dans la rue, s’adonnent au crime ou sont engagés ailleurs… comme soldats. «On les renvoie à coups de pied en leur disant: "Débrouillez-vous, on n’a plus besoin de vous", raconte Anne Sainte-Marie. Il y a bien quelques projets de réhabilitation, notamment de l’UNICEF, mais c’est une goutte d’eau dans l’océan.»

Devant un recrutement bien ancré dans les pratiques, il est difficile de voir comment les États et les groupes rebelles pourraient aujourd’hui se passer de ces forces dociles. Néanmoins, des solutions sont esquissées, du contrôle de la vente de l’artillerie légère à la création d’une force internationale chargée de protéger les mineurs. «Ce type de projets, ce n’est pas la première fois que ça se discute, affirme Kathia Gagné. Mais pour les réaliser, ça nécessite de la volonté politique. Et elle se fait toujours attendre.»

Les lois du silence
«Nous exhortons les États […] à redoubler d’efforts en vue de mettre fin au recrutement et à l’utilisation d’enfants dans des conflits armés.»

Adoptée le 25 août dernier, la résolution 1260 du Conseil de sécurité de l’ONU vise à renforcer le respect du droit international. Les lois existantes, comme la Convention des Nations unies sur les droits des enfants, fixent à quinze ans l’âge minimum pour la participation aux hostilités. Toutefois, elles sont sans cesse violées, car aucun organisme ne voit à leur respect sur le terrain.

Selon six organisations non gouvernementales, dont Amnistie internationale, il faut resserrer les règles. Pour y parvenir, elles ont créé, en juin dernier, la Coalition pour mettre fin à l’utilisation d’enfants soldats, qui réclame un protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant interdisant le recrutement de tous les moins de dix-huit ans. «Ce n’est pas une solution miracle, admet Anne Sainte-Marie. Mais en haussant cette limite, il y aurait déjà moins de risques que de très jeunes enfants soient recrutés.»

Le Tribunal pénal international classe maintenant parmi les crimes contre l’humanité l’utilisation des jeunes de moins de quinze ans. Faute de pays ratifiant son application, aucune poursuite n’a encore été entreprise. En fait, traduire des belles paroles et des règles écrites en gestes concrets s’avère bien ardu. «C’est facile d’être en faveur de la cause des enfants soldats, mais plus difficile de mettre ça en pratique, estime Jocelyn Coulon. Par exemple, si un organisme d’inspection était créé, encore faudrait-il que les gouvernements ouvrent leurs casernes. En plus, il faudrait que les groupes rebelles collaborent. Et ça, ce n’est pas demain la veille!»