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Le contrôle des armes à feu : Aux armes, citoyens!
Dans le livre 6 décembre: de la tragédie à l’espoir (Libre Expression), HEIDI RATHJEN, vice-présidente de la Coalition pour le contrôle des armes à feu, raconte sa croisade. Entrevue avec une militante de haut calibre.
Tommy Chouinard
Photo : Robert Etcheverry
6 décembre 1989. Heidi Rathjen, étudiante à l’École polytechnique de Montréal, frôle la mort de près. Ce jour-là, Marc Lépine abat quatorze étudiantes à l’aide d’un Storm Ruger Mini-14 de calibre 223, une arme à feu semi-automatique. Bouleversée et scandalisée, Heidi Rathjen crée, quelques mois plus tard, la Coalition pour le contrôle des armes à feu en compagnie de collaborateurs. Elle met de côté sa carrière d’ingénieure et se lance dans une véritable croisade à travers tout le Canada pour resserrer les règles régissant la possession d’armes à feu. Et elle remporte son pari: en décembre 1995, le projet de loi C-68 est adopté. Mais le chemin menant à cette victoire n’était pas vierge d’embûches. Loin de là.
Pressions du lobby des armes et tractations politiques ont ponctué sa lutte. C’est ce qu’elle démontre dans le livre 6 décembre: de la tragédie à l’espoir (coécrit avec l’écrivain Charles Montpetit), qui se veut l’exposé de l’initiation d’une néophyte aux rouages de la politique. Aujourd’hui, Heidi Rathjen en apprend toujours sur un monde dont elle ne connaît pas tous les secrets. Si elle a sablé le champagne avec les membres de la Coalition après l’adoption de la loi, elle s’aperçoit maintenant que le lobby des armes, farouchement contre la nouvelle législation, n’a pas l’intention de baisser les bras. La lutte se poursuit donc de plus belle…
Où en est l’application de la loi sur le contrôle des armes à feu?
Les mesures entrent en vigueur progressivement: l’entreposage sécuritaire des armes, l’interdiction des armes d’assaut, le contrôle du commerce aux frontières de même que l’enregistrement des armes et des nouveaux propriétaires. Des effets bénéfiques se font d’ailleurs sentir. Par exemple, si un mari est violent envers sa femme et que celle-ci porte plainte, la police enquête. Si elle découvre dans les dossiers d’enregistrement qu’il est propriétaire d’une arme à feu, elle peut alors intervenir, en la confisquant avant que le pire ne survienne. Mais l’application stricte de toutes les règles ne se terminera pourtant qu’en 2003. Ça donne donc du temps aux détenteurs d’armes à feu pour se conformer à la législation.
Ce délai entraîne toutefois un effet pervers: le lobby des armes a le temps de freiner l’entrée en vigueur des mesures de contrôle. Et c’est sur ce point que nous continuons à nous battre.
Quel poids possédez-vous devant le puissant lobby des armes?
Nous n’avons peut-être pas son argent, ses contacts et ses moyens, mais nous avons un idéal, celui de défendre l’intérêt public. Nous ne travaillons pas pour un intérêt financier ou pour nous-mêmes, comme le fait le lobby. Nous oeuvrons pour la sécurité de l’ensemble de la population. C’est pour cette raison que nous avons réussi à convaincre la Chambre des communes.
L’adversaire est pourtant de taille. Les armes, c’est une industrie de un milliard de dollars au Canada, et les activités de lobbying en leur faveur représentent des millions par année. De plus, le lobby des armes défend différents intérêts comme ceux des marchands, des collectionneurs, des chasseurs, etc. Mais le groupe le plus important, et celui qui nous a donné le plus de fil à retordre, c’est le National Firearm Association, une organisation plus «idéologique» dont le mandat est de défendre le droit de porter des armes. Les leaders de la NRA disent que la loi coûte cher, qu’elle va mener à la confiscation de toutes les armes et qu’elle constitue une intrusion gouvernementale dans la vie privée. Ils vont même jusqu’à dire que Hitler était en faveur du contrôle des armes à feu! C’est ridicule!
Depuis que la loi a été adoptée, quelles sont les actions entreprises par le lobby des armes?
Vous ne pouvez pas imaginer toutes les choses qu’il fait dans les coulisses du pouvoir politique! Le lobby ne lâche jamais. Il fait tout pour que l’entrée en vigueur de la loi soit retardée au maximum. Il tente de convaincre les provinces, qui doivent appliquer la loi fédérale, de la contester en cour. D’ailleurs, en Alberta, le lobby des armes est présentement en Cour suprême pour défendre ses droits. De plus, les arguments des pro-armes sont reçus favorablement par les gouvernements de l’Alberta, du Manitoba et de la Saskatchewan, qui sont contre la loi actuelle. Au fédéral, le Parti conservateur et le Parti réformiste ont promis d’abolir la loi. Ce dernier, il ne faut pas se le cacher, se range du côté des pro-armes à cause de son idéologie de droite. Nous n’avons aucun espoir de le convaincre.
Comment percevez-vous le comportement des politiciens à l’égard du contrôle des armes à feu?
Ça dépend des cas. Le ministre fédéral de la Justice, Allan Rock, est de notre côté depuis le début. D’autres ont adopté une position contraire à la nôtre uniquement pour leur intérêts politiques. C’est d’ailleurs ce que Jean Charest a fait. Lorsqu’il est devenu chef du Parti conservateur et qu’il avait peu de poids à la Chambre des communes, il s’est mis du côté du lobby des armes pour bénéficier de son soutien. Mais quand il a pris la barre du Parti libéral du Québec, il a carrément changé son fusil d’épaule! Après tout, dans une province à 90 % en faveur du contrôle des armes à feu, c’est bien mal vu d’être contre la loi.
Au Québec, vous avez toujours eu la sympathie de l’opinion publique. Cet appui doit favoriser votre lutte…
J’ai toujours dit que l’ennemi numéro un dans cette bataille, ce n’est pas le lobby des armes, mais plutôt l’apathie de la population. Au sein de la Coalition, nous avons dix-huit mille membres individuels, mais il existe de nombreuses autres personnes qui nous appuient «silencieusement». Au lieu de plusieurs années, notre bataille aurait pu durer six mois si tout le monde y avait participé. Je ne blâme pas les gens. Je leur demande simplement de ne pas se laisser faire. La force du lobby des armes réside dans le travail de ses partisans. Le constat qu’il faut en tirer, c’est que nous sommes une majorité silencieuse devant une minorité bruyante.
Est-ce que la loi évitera vraiment la répétition de tueries comme celle de l’École polytechnique?
Je ne peux pas affirmer que cette loi évitera des événements malheureux. Mais une chose est sûre, elle les prévient. La législation permet d’échapper à des massacres comme ceux qui surviennent aux États-Unis, où l’accès aux armes est beaucoup plus facile. Ici, la loi le restreint. Par exemple, elle empêche le commerce illégal et la contrebande, car toutes les armes sont enregistrées avec le nom et l’adresse du premier propriétaire. Toute personne qui possède une arme doit maintenant obtenir un permis obligatoire, renouvelable tous les cinq ans, peu importe le type d’armes qu’elle détient. De plus, les armes militaires semi-automatiques et les armes de poing à canon court sont maintenant interdites. Tout ça, c’est déjà mieux que de ne rien faire, non?
Réplique à la critique
Heidi Rathjen a la réplique facile devant l’argumentation du lobby des armes. Dans ces quelques lignes, elle se prête à un petit jeu, celui de répondre à des idées défendues par le lobby des armes en brandissant des résultats d’études que la Coalition a commandées par le passé.
Argument numéro un du lobby: ce sont les gens qui tuent, pas les armes à feu.
Les personnes qui sont armées tuent, celles qui ne le sont pas blessent, big difference. D’accord, les armes à feu ne causent pas la violence, mais c’est le moyen de la concrétiser et de la rendre mortelle. De plus, préférez-vous vous faire attaquer par une personne avec un couteau ou avec une arme à feu? Le choix ne se pose même pas. Une balle est quinze fois plus mortelle qu’un couteau et une dispute entre conjoints mène douze fois plus souvent à un décès si une arme est accessible.
Les automobiles tuent plus de gens que les armes.
Les voitures sont utilisées quotidiennement alors que les armes ont un usage peu fréquent. Devant ce constat, une arme est bien plus mortelle qu’un véhicule. De toute façon, si la possession d’armes était aussi réglementée que la conduite automobile, les mesures de contrôle seraient déjà beaucoup plus sévères.
Il faut lutter contre les criminels, pas contre les amateurs d’armes.
La plupart des victimes de meurtres sont abattues par un parent ou par une connaissance, pas par des criminels. Les armes confisquées à la suite d’un crime sont surtout des carabines ou des fusils de chasse, et très peu proviennent de la contrebande. D’ailleurs, l’enregistrement permettra de différencier les propriétaires légitimes de ceux qui ont illégalement acquis une arme, et donc d’inculper ces derniers pour possession non autorisée.
Une arme permet de se protéger adéquatement.
Selon cette logique, il faudrait que tout le monde porte une arme. On n’est pas dans un western! Si tout le monde était armé, ce serait le chaos! Aussi, en possédant une arme, ce n’est pas certain que tu dégaineras avant ton agresseur. D’ailleurs, le concept de protection est ambigu, puisqu’une arme au foyer risque quarante-trois fois plus de tuer un membre de la famille qu’un parfait étranger. C’est un argument sans fondement.