Société

Dissidents sous surveillance : Silence appliqué

En Tunisie, deux semaines après des élections qualifiées de bidon par plusieurs observateurs internationaux, les dissidents sont toujours pourchassés et emprisonnés. Ce système répressif a des ramifications jusqu’au Québec.

Béchir n’a accepté de parler qu’à une condition: que son identité reste secrète. Béchir, ce n’est pas son vrai nom. «Je pourrais avoir des problèmes avec l’ambassade si on apprenait mon nom. Et puis mes parents demeurent toujours là-bas et ils pourraient se retrouver dans le pétrin si on venait à connaître mon identité.»

Béchir est tunisien, il est arrivé au Québec au début des années 1990 pour venir étudier à l’Université Laval. Depuis, sur le campus, il n’a cessé d’être témoin d’actes d’intimidation, pour ne pas dire de menaces, à l’endroit d’étudiants tunisiens qui ont manifesté leur hostilité face à la dictature instaurée par le général Ben Ali en 1988. «Ce régime est une vraie farce, dit-il. Imagine, lors des élections, c’est le président lui-même qui a choisi son opposition.» Des élections qui ont été remportées par le président sortant dans une proportion de 99,4 %. «En Tunisie, le régime fonctionne un peu comme les anciens régimes communistes. Il y a des simulacres d’élections où, dans le meilleur des cas, l’opposition ne fait que de la figuration. Pas étonnant, le président actuel était ambassadeur en Pologne sous la dictature du général Jaruzelski au début des années 1980. Ses méthodes sont inspirées de celles de l’ère soviétique.»

Un réseau de délateurs

Et comme dans les anciennes dictatures communistes, Béchir affirme que la Tunisie traque les ressortissants qui pourraient donner une mauvaise image du régime en place. Sur ce point cependant, il devient très mal à l’aise, même avec l’assurance de l’anonymat, les mots ont peine à sortir. «En URSS, il y avait le KGB, en Allemagne de l’Est, c’était la Stasi. Écoute, les Tunisiens ont très peur, même ici au Québec, parce qu’ils savent qu’ils peuvent être écoutés par des délateurs lorsqu’ils parlent en public, et aussitôt ils ont un rapport qui est envoyé à l’ambassade. Ça veut dire que tes bourses d’études peuvent être retirées, tu retournes là-bas, on t’enlève ton passeport et oublie les sorties à l’étranger. Ça, c’est dans le meilleur des cas.»
Le jeune Tunisien croit que les opposants au régime de Ben-Ali sont suivis de près, même à l’étranger. «Juste avant les dernières élections, j’ai reçu une lettre de l’ambassade pour me convier à voter, pourtant je venais de déménager et je n’avais donné mon adresse à personne à part mes amis.» Espionnage? «Je ne dirais pas cela, pas au sens où on l’entend normalement, mais nous sommes suivis.» Michel Roy, qui a été ambassadeur du Canada à Tunis entre 1993 et 1996, va plus loin. «Il y a des réseaux organisés du parti unique tunisien [le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD)] dans tous les campus où l’on trouve des Tunisiens, y compris à Laval. Si un ressortissant tunisien parle contre le régime, on le ramasse dans un petit coin sombre pour lui faire comprendre que ce n’est pas dans son intérêt de continuer à parler ainsi.»

Selon Béchir, ces délateurs (ces «mouchards», comme il les appelle) sont principalement des étudiants tunisiens proches du régime. Ce sont des fils de ministres ou de hauts fonctionnaires. Et dans certains cas, les avertissements sont même faits au vu et au su de tous. «C’était lors d’un dîner-conférence organisé par l’Association chrétienne de défense des droits de l’homme qui portait sur les violations des droits de l’homme en Tunisie. À ce dîner, j’ai vu un professeur de l’Université Laval menacer un étudiant tunisien qui faisait état de sa dissidence.» Lise Garon, professeure au département de communication de l’Université, était à ce dîner, organisé en 1997. Questionnée au sujet des menaces qui auraient été proférées, elle confirme: «À ma table, il y avait un étudiant tunisien et on s’est mis à discuter à cœur ouvert de la censure et des réseaux de surveillance tunisiens. Un de mes collègues qui est professeur et était à l’époque directeur de département est passé et a dit en arabe à l’étudiant: "Toi, tu ne finiras pas tes études."» Manque de pot, Lise Garon parle arabe et a compris les menaces à peine voilées. Depuis, l’étudiant en question a quitté le Québec pour la France.
Michel Roy croit de son côté qu’il y a eu un renforcement de la surveillance des ressortissants ces dernières années de la part du régime. «C’est évident qu’il n’y a pas un Tunisien, qu’il soit dans son pays ou à l’étranger, qui ait la liberté de protester contre le régime de Ben-Ali.

Personne n’a le droit de dire que les dernières élections étaient des élections bidon, pas même à Québec.»

Béchir, lui, est maintenant immigrant reçu au Canada, ce qui le fait souffler un peu, mais il n’envisage même pas de retourner dans son pays. «Si je rentre, je sais que je vais aller directement de l’aéroport au ministère de l’Intérieur et là je ne sais pas ce qui va m’arriver, mais c’est sûr que si je retourne, on m’enlève mon passeport et je vais faire de la prison.» Pour le moment, Béchir ne fait que constater lui aussi que la surveillance des ressortissants tunisiens ne fait que s’accentuer depuis quelques années. «Il ne faut pas se leurrer, le régime de Ben Ali est carrément une mafia. Pas étonnant que ce soit en Tunisie que l’ex-premier ministre italien Bettino Craxi soit allé se réfugier après qu’il ait été condamné par un tribunal italien pour corruption et liens avec la mafia. Le régime tunisien, c’est une monarchie et Ben Ali dirige sa cour, comme au Moyen Âge.»

La complicité de l’Occident

Sans dire qu’une mafia est au pouvoir en Tunisie, Michel Roy ne croit pas à la transparence du régime de Ben Ali. «En Tunisie, il y a une bourgeoisie qui s’enrichit avec la complicité du pouvoir, c’est évident.» L’ancien ambassadeur affirme cependant qu’il y a une certaine duplicité des gouvernements étrangers face au drame tunisien. «Le président Ben Ali utilise des arguments convaincants pour justifier son régime répressif. Il agite l’épouvantail d’un éventuel renversement par les islamistes, comme en Algérie. Mais c’est une illusion. Il n’y a pas de menace islamiste en Tunisie. Mais vu que le pays est considéré comme un îlot de stabilité dans une région mouvementée, les gouvernements occidentaux ferment les yeux. En ce qui concerne cette question. Le Canada n’est ni pire ni mieux que la France, l’Allemagne, les États-Unis.»