Société

Gangs de rue : Gang bang

Pour tourner Gangs, la loi de la rue, un documentaire qui sera diffusé sur les ondes de TV5 le 10 novembre, le réalisateur ISAAC ISITAN a fréquenté les membres d’un gang criminalisé pendant plus d’un an. Il est même devenu ami avec eux. Retour sur une expérience troublante.

Des criminels purs et durs: c’est cette image que l’on attribue souvent aux gangs de rue. «Et si je montrais leur visage humain, leur sensibilité?» pense un jour Isaac Isitan, réalisateur né en Turquie en 1952 et émigré au Canada depuis 1980. Ce dernier décide alors de pénétrer l’univers des bandes de jeunes criminalisées, caméra à l’épaule. Le documentaire Gangs, la loi de la rue, qui sera diffusé sur les ondes de TV5 le 10 novembre, représente donc une «vue de l’intérieur et une incursion inédite dans ce milieu», comme le réalisateur se plaît à le dire. Même si Isitan a déjà filmé la guerre et la misère ailleurs dans le monde, il avoue sans retenue que son expérience avec les gangs de rue montréalais laisse une trace indélébile sur son existence.

La route qu’Isaac Isitan a empruntée pour achever son documentaire fut tortueuse. Après avoir rencontré «tous les "ologues" qui existent ou presque», autant des sociologues que des criminologues, il reste insatisfait du matériel recueilli sur bandes magnétiques. Trop abstrait, pas assez concret. C’est alors qu’il décide d’investir le terrain, à la fin de l’année 1997. Il fait de Montréal-Nord, Rivière-des-Prairies, Saint-Michel, Côte-des-Neiges et Parc-Extension son quartier général. Il rencontre la faune hétéroclite des gangsters: des Latinos, des Noirs, des Blancs, des Asiatiques.

Mais il se heurte à un problème de taille: personne ne veut lui accorder une entrevue, même s’il permet aux gangs de s’exprimer librement, sans censure. Un an s’écoule et il n’a toujours pas ce qu’il désire. Jusqu’au jour où, par hasard, Javelyne Charles, une jeune Noire de dix-huit ans, se jette devant sa caméra et lui révèle ses déboires avec la Mafia, un gang de rue: violée, battue, forcée de danser nue pour enrichir le groupe, incapable de s’en sortir. Isaac Isitan a trouvé l’héroïne de son documentaire, qu’il suivra durant un an…

Une année riche en événements fertiles, comme le réalisateur nous le laisse entendre.

Est-ce qu’il y a eu un prix à payer pour tourner un documentaire sur les gangs?
Malheureusement, oui. En fait, c’est difficile de savoir ce que font les gangs dans le secret sans en subir les conséquences. Par exemple, deux jours après notre première rencontre, Javelyne m’avoue que sa maison est passée au feu. Je lui demande pourquoi. C’est parce qu’elle a parlé à la caméra et que le gang Mafia n’a pas beaucoup apprécié… Je me suis alors retrouvé au beau milieu d’une histoire de gang. Peu de temps après, j’entre dans mon bureau et je jette un œil par la fenêtre. Sur un mur, il y a un graffiti: The Mafia. Ils ont appris rapidement qui j’étais et où je travaillais.

C’est sûr que ça m’a fait réfléchir sur la nature un peu risquée de mon travail. D’une certaine manière, c’était épeurant. Je me suis senti vulnérable. Mais je voulais à tout prix en connaître davantage sur les membres de Mafia. Je n’ai pas réussi, toutefois. Ils n’ont pas voulu m’accorder une entrevue.

Comment êtes-vous entré en contact avec des membres d’un gang?

Javelyne connaissait bien les Bad Boys (voir encadré). Des mois se sont écoulés avant qu’elle réussisse à convaincre Million, le chef, de me rencontrer. Il m’a alors donné rendez-vous dans un parc, la nuit. Je devais être seul. Il s’est dirigé lentement vers moi. Ses amis se cachaient derrière. J’ai vu qu’il portait une arme. Mon cœur battait très fort, moins de peur que d’envie. Je voulais tellement lui parler. Il s’est approché de moi et m’a fixé droit dans les yeux. Il m’a dit: «J’ai besoin d’un ami.» Je lui ai répondu: «Moi aussi.» Avec le recul, je crois qu’il voulait dire qu’il avait besoin de parler à une personne à qui il pourrait raconter son histoire. Il m’a invité chez lui et nous avons parlé toute la nuit.

On m’avait décrit Million comme un criminel endurci qui avait une forte emprise sur son groupe. Je m’attendais à rencontrer un grand homme menaçant. En réalité, j’avais devant moi un jeune rappeur de vingt ans.

À ce moment-là, étiez-vous accepté des Bad Boys?

Ça n’a pas été aussi simple. J’ai été bousculé par certains membres. Ma rencontre avec Cobra, le lieutenant, a été bien spéciale. Un soir, il est venu me voir. Il m’a mis le canon de son fusil sur le nez, et m’a dit: «T’as peur, hein? Ça, c’est un gun et ça tue, man.» Je n’ai pas bougé. Il était surpris de voir que je ne le craignais pas. C’est de cette façon qu’on gagne le respect des gangs. Pour me faire accepter par tous, j’ai dû apprendre leur langage. Les signes, comme la façon de se serrer la main, sont très distinctifs. Je les ai décodés pour m’intégrer plus facilement.

Quelle relation avez-vous développée avec Million et Cobra?

J’ai investi énormément de temps à gagner leur confiance. Il fallait que je leur montre que je n’étais ni un enquêteur ni une personne qui voulait les juger. Avec le temps, nous sommes devenus très proches. Lors de rencontres secrètes auxquelles ils m’invitaient, je dormais dans la même chambre qu’eux, parce que je ne pouvais pas sortir durant la nuit, question de me protéger contre des attaques de gangs rivaux.

Pendant le tournage, j’ai pris quelques bières avec eux, nous avons fumé ensemble. Ils m’invitaient même à leur entraînement de tir. Finalement, je suis devenu «le cinéaste des Bad Boys». J’ai pu assister à des transactions d’armes ou de drogues. C’était comme si je faisais partie du gang.

Aujourd’hui, nous nous donnons des nouvelles régulièrement. Je n’ai pas pour autant l’impression de côtoyer des criminels. Million et Cobra tentent seulement de se débrouiller dans une société souvent impitoyable pour ceux qui n’ont pas la richesse. C’est sûr qu’ils font parfois des choses pas correctes, mais au fond d’eux-mêmes ils restent des êtres humains comme tout le monde.

Avez-vous eu des problèmes avec la police?

La police ne m’a pas rendu la tâche facile, surtout la section antigang, qui a bien voulu m’accorder une entrevue après de longues négociations. Les enquêteurs voulaient avoir mes secrets. Ils m’ont dit que j’avais la responsabilité, comme citoyen, de collaborer avec la police pour qu’elle neutralise le noyau dur des Bad Boys. J’ai catégoriquement refusé de favoriser les méthodes fortes. Je ne suis pas un informateur.

Après les avoir côtoyés pendant plus d’un an, pourquoi pensez-vous que les gangs de rue se multiplient?

Selon moi, la raison est d’ordre économique. Nous vivons dans une société de consommation. Si tu n’as pas d’argent, tu es un looser. Former un gang, c’est un moyen de se faire de l’argent rapidement par le trafic d’armes ou de stupéfiants. Oui, c’est illégal. Mais ce n’est pas complètement mauvais de vivre au sein d’un gang. C’est une extension de la famille, c’est un milieu gratifiant.

Mais il y a un effet pervers: en sortir n’est pas facile, car un ex-membre part avec bien des secrets. Donc, il est souvent forcé de quitter la ville.

J’ai voulu démontrer que la répression est inutile, mais que le dialogue est possible, notamment par l’entremise des travailleurs de rue. J’ai appris durant mon tournage que celui qui s’arme est celui qui se sent le plus fragile. Donc, utiliser les méthodes fortes les amènerait à s’armer davantage.

À la veille de la diffusion publique de votre document, craignez-vous des représailles?
C’est sûr que je me demande comment ces jeunes vont réagir en voyant mon film à la télé, surtout la Mafia. Je suis en attente. (Long silence.) Pouvais-je dévoiler une partie de leurs secrets? Je ne sais pas, mais je me suis donné cette liberté. Je crois que je les ai respectés, que j’ai été correct…

«J’ai pu assister à des transactions d’armes ou de drogues, dit le réalisateur. C’était comme si je faisais partie du gang.» Un cinéaste qui tourne avec les membres d’un gang devient-il un peu complice de leurs actes? Jusqu’où aller pour tourner un documentaire? Dites-nous ce que vous en pensez sur notre site Internet.


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Dans la jeune vingtaine, Million et Cobra n’ont pas l’air menaçants à première vue. Million, c’est le chef de la bande, le cerveau. Pourquoi ce nom? «Parce que c’est moi qui fais la business», rigole-t-il. Cobra, c’est le bras droit, la brute toujours armée à la bouille sympathique. «Oui, j’ai déjà tué», admet-il. Il revient d’ailleurs d’un exil new-yorkais de trois mois, après avoir blessé d’une balle dans l’épaule un employé d’un bar montréalais. Les deux comparses, des collégiens aux casiers judiciaires vierges, ne sont pas peu fiers de souligner que leur gang, les Bad Boys, contrôle tout Montréal-Nord grâce à près d’une centaine de membres, qui infiltrent autant les bars que les écoles.Dévoiler au public la vie des gangs pour effacer les préjugés: voilà la raison pour laquelle Million et Cobra ont accepté de collaborer avec Isaac Isitan, à visage couvert. «La société est injuste. Bien des jeunes n’ont pas d’emploi, affirme Million qui ne déteste pas se décrire comme un nouveau Robin des Bois. Nous les aidons à faire de l’argent en prenant celui des riches. Nous payons leur logement et leur nourriture en échange de services.» Ces derniers vont du trafic d’armes et de drogues au vol de voitures, en passant par la danse dans des bars topless. «En une semaine, une fille peut rapporter deux mille dollars», estime Million avant d’ajouter que ses affaires «roulent très bien».Mais pour avoir parlé devant la caméra, Million a dû payer le prix. Son big boss de New York l’a suspendu de ses fonctions pendant trois semaines. «Je ne regrette pas d’avoir parlé à Isaac, affirme Million. Il cherche la vérité au lieu de juger.» Et Cobra ne s’inquiète pas des répercussions du film. «De toute façon, pouffe-t-il, les flics ne peuvent rien faire contre nous, ils n’ont aucune preuve!»