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Lasagne : Bonne pâte
Ronald Cross, la vedette de la crise d’Oka, est mort la semaine dernière. Pour les uns, Lasagne incarnait le méchant Indien. Mais selon HÉLÈNE SÉVIGNY, sa biographe, il y a eu erreur sur la personne. C’était un gars ordinaire, pris dans des circonstances extraordinaires.
Éric Grenier
Photo : Robert Fréchette
L’homme qui était nez à nez avec le soldat Cloutier, sur l’image la plus célèbre de la Crise d’Oka en 1990, n’est pas mort: il vit sur une réserve obidjiway de la Saskatchewan. Par contre, Ronald Cross, dit Lasagne, a été enterré vendredi, à la suite d’un malaise cardiaque alors qu’il travaillait sur la structure du pont Champlain. Il avait quarante et un ans.
Héros ou vilain, selon le côté de la barricade d’Oka que l’on se trouve, Ronald Cross est, ou était, ni plus ni moins la Crise d’Oka faite homme. Lasagne n’a laissé personne indifférent.
Or, selon sa biographe, l’avocate et écrivaine Hélène Sévigny, il y a eu erreur sur la personne: non seulement n’était-il pas l’Indien masqué du célèbre cliché, mais en plus, il n’était ni le héros des uns ni le vilain des autres, juste un gars bien ordinaire, placé dans une situation extraordinaire. Sa biographie (Lasagne: l’homme derrière le masque, 1993), écrite par Sévigny, malgré nombre de révélations surprenantes, n’avait guère eu d’écho dans les médias à sa sortie.
Nous avons parlé à la biographe de Lasagne quelques heures après les funérailles du célèbre Mohawk pour qu’elle nous trace son portrait.
Ronald Cross n’était pas l’Amérindien sur la célèbre photo qui a fait sa légende. Qui était-il, alors?
Il était un mythe à son corps défendant. On a créé la légende qui l’entoure, de toutes pièces. Et, à l’inverse, il n’était pas le «tueur» tel qu’on l’a dépeint dans la presse québécoise. Ce que j’ai vu en le côtoyant, c’était un gars bien ordinaire, un travailleur, qui avait une vie familiale rangée, un homme de famille, un peu naïf peut-être, même.
Depuis la fin d’Oka, Ronald espérait revenir à une vie simple, loin de la justice et des médias. Et s’il est devenu une légende pour les siens, c’est qu’il était un Mohawk qui a payé plus cher que les autres pour avoir défendu sa communauté.
Ce qui est triste, c’est qu’il soit décédé peu de temps après avoir gagné sa dernière bataille contre trois policiers de la SQ en déontologie, et deux mois après avoir obtenu sa libération conditionnelle.
Vous le décrivez presque comme un ange. Mais quand quelqu’un prend une kalachnikov pour faire valoir son point de vue dans notre société, ce n’est pas vraiment innocent!
Si Ronald Cross pris les armes, c’était pour défendre les membres de sa communauté. Il n’y avait plus d’autres choix, les gouvernements les avaient mis au pied du mur. Même tous les tribunaux leur donnaient tort! Et puis, qui est-on pour juger si tel ou tel peuple est justifié de prendre les armes? Dit-on aujourd’hui que les Patriotes n’auraient pas dû prendre les armes contre les Britanniques? Jamais! On a provoqué les autochtones, et ils ont réagi. Parmi tous ceux qui se sont levés, les médias ont choisi de mettre l’accent sur Ronald Cross.
Pourquoi lui?
Il fallait un bouc émissaire, un visage qui pouvait représenter le mauvais Indien. C’est vrai qu’il avait un visage de dur, il était bâti comme une armoire à glace. Il avait aussi un style arrogant, baveux devant les caméras.
Pourquoi étiez-vous intéressée au cas de Lasagne?
Je trouvais que dans les nouvelles, on ressassait toujours les mêmes rengaines à son sujet. On en parlait toujours au conditionnel: «Il serait ceci, il serait cela», sans jamais rien amener de concret. Je voulais en savoir plus.
Lorsque j’ai appris qu’il était à la prison de Parthenais, j’ai demandé à le rencontrer, comme ça, par curiosité. On a discuté. C’est là qu’il m’a dit pour la première fois que ce n’était pas lui sur la célèbre photo. Il m’a aussi appris qu’il était faux – contrairement à ce que répétaient les médias – qu’il avait un dossier judiciaire, ou qu’il était un Italien de New York. Après vérification, j’ai bien vu qu’il ne mentait pas. Il était bel et bien né à Kahnawake, d’un père mohawk et d’une mère italienne, et il n’avait pas de dossier judiciaire. Alors, j’ai cru qu’il fallait dégonfler le ballon.
C’est moi qui lui ai suggéré l’idée du livre. Lui ne voulait pas. Mais je crois qu’il a un jour constaté que sa réputation était salie. Il ne voulait pas que ses enfants puissent apprendre plus tard, par les journaux, qu’il était un bandit, un assassin_ Il a voulu laver sa réputation pour ses enfants.
Mais ça n’explique pas pourquoi les médias ont continué à médire sur son compte?
Pendant les crises, les journalistes doivent travailler vite, terminer leur topo pour les nouvelles de six heures. Ils tournent un peu les coins ronds. Le pire, c’est qu’aucun journaliste – sauf quelques rares exceptions – n’a rectifié les faits rapportés, même après la publication de mon livre. Ils n’ont jamais voulu admettre qu’ils s’étaient trompés sur son compte.
Il a fallu attendre trois ans pour apprendre que Ronald Cross n’était pas l’homme masqué qui faisait face au soldat Cloutier. Pourquoi avoir attendu? Les dirigeants mohawks ont-ils tenté de capitaliser sur cette image?
Ça a pris tout ce temps parce que personne ne le lui a demandé. Les gens de la communauté mohawk avaient beau répéter aux journalistes que tout ce qu’on racontait au sujet de Ronald était faux, personne ne les écoutait. Il faut se rappeler qu’il y avait une crise majeure, et que, dans ces circonstances, les gens cherchent souvent un bouc émissaire sur lequel ils peuvent taper à leur guise. Ronald a en quelque sorte servi de punching bag.
Cette haine de certains Blancs envers Ronald Cross pouvait-elle se justifier?
Rien ne pouvait justifier une telle haine, un tel mépris. Il en a beaucoup souffert d’ailleurs; il ne comprenait pas qu’on puisse autant lui en vouloir. Imaginez, il n’en voulait même pas aux policiers de la SQ avec qui il avait eu affaire – sauf ceux qui l’avaient violenté sans raison, ce qu’a reconnu le Comité de déontologie policière. Il disait que ces gars-là avaient un job à faire, et il respectait ça.
Ce n’est pas un hasard non plus s’il a tenu à faire publier d’abord la version française du livre. Il a tenté de communiquer avec ses voisins francophones, leur apprendre la vérité. Mais les médias ont très peu couvert le lancement. Au Salon du livre, les passants me traitaient avec mépris. Je crois que les gens ont été, au bout du compte, manipulés par les médias. Et le fait qu’on ait laissé courir toutes sortes de faussetés sur son compte, soit par incompétence, soit par jalousie, par haine ou par racisme: c’est très dangereux.