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Films piratés sur le Net : Les yeux grands ouverts
Après avoir fait frémir l’industrie de la musique avec les MP3, les pirates du Net s’attaquent maintenant au monde du cinéma. Déjà, plusieurs blockbusters circulent illégalement sur le réseau: on peut même télécharger des films qui ne sont pas encore en salle! Les droits d’auteur? Hasta la vista, baby…
Fight Club, Eyes Wide Shut, Run Lola Run, American Beauty: tandis que ces blockbusters tournent encore dans les salles, des internautes peuvent les télécharger en toute impunité sur leurs disques durs.
Munis d’une connection à haute vitesse et du logiciel Hotline, un programme simple et très facile à utiliser – on m’en a expliqué le fonctionnement en cinq minutes -, un internaute peut télécharger un film complet en quelques heures à peine. Les films sont situés directement sur l’ordinateur d’un pirate: ce dernier en autorise l’accès moyennant quelques clics sur des bannières publicitaires, bannières qui lui rapportent de l’argent chaque fois qu’elles sont affichées. Une fois le téléchargement complété, il est possible de regarder le film directement sur l’écran de l’ordinateur, ou d’y brancher sa télé pour obtenir une meilleure qualité de visionnement. «C’est très cool: je m’assois dans le confort de ma chambre pour regarder sur mon ordinateur un nouveau film, sans être obligé d’aller au cinéma et de dépenser 7,50 dollars», a confié un étudiant de l’Université de Californie au journal Libération, en mai dernier. Et le résultat est étonnant: mouvement fluide, bon son, image claire…
Il y a dix ans, on mettait deux radios face à face pour copier le dernier succès de Def Leppard. Aujourd’hui, la gueule de Brad Pitt peut se retrouver dans les chaumières du monde entier avant même qu’Hollywood ait fini de presser le citron au grand écran…
Dans la mire d’Hollywood
Le phénomène des films piratés sur Internet est-il passager, ou aurait-on plutôt affaire à l’émergence d’une forme durable de transmission des oeuvres cinématographiques? «Le piratage n’a jamais été anecdotique dans l’industrie du cinéma, explique Vincent Thomas, rédacteur en chef d’Écran noir, un webzine francophone qui traite de cinéma. Traditionnellement, le piratage a même bousculé la façon dont sont distribués les films américains dans le monde: les studios lancent aujourd’hui leurs films à peu près simultanément aux États Unis et dans les pays les plus adeptes du piratage, comme l’Asie du Sud-Est, l’Amérique latine, la Russie… Depuis qu’ils ont pris connaissance du phénomène du piratage sur le Web, plusieurs studios ont déjà annoncé qu’ils intégreraient éventuellement la transmission Internet (payante) à leur système de diffusion. Ceux qui mettent ces films en ligne n’ont fait que précéder ce que les studios feront demain. Ils ont plus de souplesse, plus de spontanéité: c’est le propre du Web.»
En se promenant sur les différent serveurs avec le logiciel Hotline, on se rend rapidement à l’évidence que les pirates du cyberespace sont davantage portés sur les films à succès que sur le cinéma de répertoire: les fans de Kieslowski et les inconditionnels de Pagnol risquent de rester sur leur faim…
«Ce sont les gros succès américains qui sont le plus souvent disponibles sur le Net, explique John Hamilton, producteur-réalisateur chez Industry Entertainment, une boîte associée à Behaviour. Comme nos productions sont plus régionales, ce type de piratage ne nous touche pas vraiment. De plus, je suis sceptique à propos de la qualité du produit final: qui voudra regarder un film sur un petit écran d’ordinateur ? Les équipements vont évoluer, bien sûr, mais je crois que l’industrie du cinéma va trouver des solutions lorsque la technologie représentera un danger pour elle. Je crois que les gens ne se donneront pas le mal de télécharger un film alors qu’on peut acheter un DVD au coin de la rue…»
«Le piratage des films sur le Net ne m’inquiète pas outre mesure, parce qu’il s’agit d’un phénomène restreint, lance François Poitras, propriétaire du vidéoclub la Boîte Noire. Je ne crois pas que des gens se mettent un jour à pirater des films à grande échelle: si c’est le cas, ces réseaux criminels seront démantelés par la police. Quand on était jeune, on copiait nos cassettes entre amis, et je crois que c’est un peu la même chose qui est en train de se produire avec les films.»
Les enjeux sont pourtant de taille. Quand un film sort sur le Net avant d’être projeté en salle, c’est toute la chaîne traditionnelle de diffusion qui en souffre. «Une production cinématographique tire environ 15 % de ses revenus du cinéma, 30 % de la télé payante, et plus de 50 % par la location de vidéocassettes, explique Jean-Paul Galarneau, de chez Vidéotron. C’est dire combien le marché des locations à domicile est important! Si un film est abondamment piraté, il générera moins de revenus lorsqu’il sortira dans les vidéoclubs.»
Le problème est assez inquiétant pour qu’Hollywood se penche sur la question. «Il y a quatre ans, j’ai assisté à une conférence très intéressante donnée entre autres par Spielberg et Lucas, poursuit Jean-Paul Galarneau. Ils y parlaient déjà des problèmes de contrôle engendrés par Internet. C’est une question qui préoccupe énormément les gros producteurs.»
Sous le couvert de l’anonymat, un employé de la firme californienne DreamWorks – productrice du film American Beauty, largement disponible sur le Net en version piratée -, nous a confié que le piratage électronique était un problème grandissant que la compagnie prenait très au sérieux, et que des poursuites pourraient éventuellement être intentées contre ceux qui diffusent illégalement leurs films sur Internet.
Diffuser partout et en même temps?
Une solution proposée pour contrer le piratage est de lancer simultanément les films sur toutes les plateformes de diffusion, et ce, à l’échelle mondiale. Fini le temps mort entre la projection en salle et la sortie en vidéocassette: en trois mois, le film aurait fini son cycle. «Le kick de ceux qui téléchargent des films piratés sur le Net est de pouvoir les visionner avant tout le monde, croit John Hamilton. Un film qui sort ici en mars n’arrive souvent en Europe qu’en septembre, ce qui ouvre la porte au piratage. Un lancement mondial et sur tous les supports enrayerait ce phénomène.»
François Poitras partage ce point de vue. «Présentement, une bonne partie des DVD que nous louons ne sont pas munis d’une bande sonore française parce que les distributeurs craignent que les gens ne fassent des copies pour les distribuer en France, où le film n’est pas encore sorti. Ce serait un marché très lucratif pour les fraudeurs. Je crois que toutes ces fenêtres de diffusion vont bientôt commencer à se chevaucher: un film pourrait sortir à la fois en salle, en vidéo, à la télé payante et sur le Net. Il faut donner une accessibilité maximale au produit pendant qu’il est populaire, alors que tout le monde en parle.»
Pourtant, cette idée ne fait pas l’unanimité. «Une distribution globale et mondiale, tout le monde en parle, mais, personnellement, je n’y crois pas, explique Vincent Thomas. Chaque pays a une grille de diffusion qui lui est propre. Aux États-Unis, le cinéma est vendeur en été et pendant les Fêtes, alors qu’en France, c’est en octobre et en février qu’il marche le mieux. Même des films comme Star Wars sont distribués à des périodes différentes, et de manière variée selon les pays. Il faut conserver cette façon de faire car elle est liée à nos cultures. Internet doit trouver sa place, et ce sera vraisemblablement dans la même fenêtre que la télé à la carte et la sortie en vidéo. Il s’agit d’un support à part entière qu’il faut intégrer dans la mise en marché d’un film, depuis sa préproduction jusqu’à sa disponibilité dans tous les foyers.»
Sinon, les pirates continueront très bien de s’en charger…