

Les médias selon Ignacio Ramonet : L’opium des masses
Le paysage médiatique est éclaté, on peut capter des centaines de chaînes. Sommes-nous mieux informés pour autant? «Non», répond IGNACIO RAMONET. Dans son plus récent ouvrage, La Tyrannie de la communication (Éditions Galilée), le directeur du Monde diplomatique cloue au pilori les médias de masse. Critique de la surinformation.
Tommy Chouinard
«Comment être certains que nous ne sommes pas médiatiquement manipulés?» Cette question, Ignacio Ramonet se la pose dans son livre La Tyrannie de la communication, un ouvrage qui se veut un portrait (sombre) des nouveaux «opiums des masses», les médias. Pour le directeur du prestigieux journal français Le Monde diplomatique, il n’y a pas qu’un grain de sable dans l’engrenage médiatique. Censure, manipulation, mensonge: en un peu moins de deux cents pages, il passe au crible ce qu’il considère comme des vices journalistiques. Des tares, maintes fois attribuées aux médias, réunies dans un bouquin qui va et vient entre la virulence et la critique modérée. En fait, tout passe dans le collimateur de Ramonet, de la presse people aux chaînes d’information continue, en passant par la trash TV.
D’une plume vindicative, qu’il a déjà employée dans plusieurs ouvrages sur les médias et la géopolitique dont Nouveaux Pouvoirs, nouveaux maîtres du monde (Fides, 1996), Ramonet assoit les médias sur le banc des accusés. Trop sensationnalistes et simplistes, pas assez rigoureux et sérieux. Autant de récriminations qui amènent l’auteur-juge à rendre un verdict sans équivoque: «\Les médias sont de plus en plus médiocres et primaires. Leur devise est simple: abreuver les citoyens de nouvelles faciles, rapides et amusantes.»
Machines à sous
Avant, on disait que les médias représentaient le quatrième pouvoir, après les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Mais selon Ramonet, cela appartient au passé. «Aujourd’hui, ils représentent le deuxième pouvoir. Le premier est celui des grandes entreprises, qui possèdent parfois des parts dans les médias. Avec le temps, le pouvoir médiatique est carrément devenu la machine idéologique du pouvoir économique.»
Exemple flagrant de cet état de fait: le réseau américain NBC. La chaîne est la propriété de General Electric, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. En 1991, lors de la guerre du Golfe, NBC employait le ton le plus guerrier, reflétant l’image (et les intérêts financiers) du propriétaire. D’après Ramonet, les médias sont devenus les chiens de garde des groupes économiques plutôt que de la démocratie.
C’est ainsi que le signe de piastre se retrouve de plus en plus au coeur des préoccupations des médias de masse. «Ils ne cessent de diffuser du spectacle parce que c’est ce qui rapporte un maximum d’argent», explique le professeur de théorie de la communication à Paris. Dans le merveilleux monde des médias, l’information est reléguée au rang de marchandise qui ne doit répondre qu’à une seule loi, celle du marché. «L’information, c’est le prétexte pour vendre de la pub, indique Ramonet. On vise donc le plus bas dénominateur commun. Et les bénéfices réalisés par les entreprises médiatiques ne sont pas investis dans les salles de nouvelles, mais dans le marketing ou la chasse à la pub.»
Contes pour tous?
Pour Ramonet, l’époque glorieuse des grandes enquêtes (comme celle du Watergate) est révolue, car trop dispendieuse. Au journalisme d’investigation, qui dénonçait les abus du pouvoir politique, s’est substitué un journalisme de révélation. Son créneau? Les potins juteux sur la vie d’un président et les aléas des vedettes internationales. «Par exemple, l’affaire Clinton-Lewinsky n’est pas une grande enquête, explique-t-il. C’est plutôt l’étalage sur la place publique de la vie privée du président américain. Mais jour après jour, les aventures présidentielles étaient traitées, à tort, comme une information capitale qui mettait en jeu le système politique du pays.»
Autre exemple, les médias ont transformé le décès de Lady Diana en impressionnante enquête sur les responsables de sa mort, mais surtout en soap opera pour citoyens en mal de contes de fées. «C’est l’histoire d’une princesse malheureuse qui aime le prince, et vous connaissez la suite, affirme Ramonet. Les journaux télévisés relatent les faits pour construire un véritable scénario! Ils sont tellement soucieux de créer un effet de théâtralité qu’ils vont parfois jusqu’aux bidonnages, aux mensonges. On ne veut pas instruire les citoyens, on veut les distraire, les émouvoir. L’information diffusée dans les médias de masse doit pouvoir faire un film de Walt Disney…»
Au dire de l’auteur, les médias sont ainsi devenus réducteurs. Pour qu’un citoyen digère un bulletin d’information, on le gave de nouvelles déjà mâchées, simplifiées à l’extrême. Une preuve? La guerre au Kosovo. «Ce ne sont pas les faits politiques qui ont été suivis, mais le drame humain des réfugiés, s’indigne-t-il. Soi-disant pour mieux faire comprendre ce qui se passait, les médias ont misé sur l’émotion et non sur la raison. Ils ont réduit le conflit d’une façon manichéenne: les méchants Serbes d’un côté et les bons Albanais kosovars de l’autre.» Bref, les médias tournent les coins ronds et multiplient les approximations.
Le meilleur des mondes?
C’est bien connu, l’accès à l’information est de plus en plus facile, notamment grâce à Internet. Est-ce à dire pour autant qu’il n’existe plus de censure? Rien de plus faux. «Avec tout l’engouement médiatique qui entoure certains événements, comme les funérailles de Lady Di ou plus récemment l’affaire d’Égyptair, d’autres sont totalement éclipsés, souligne l’auteur. C’est une forme de censure moderne qui contamine l’information en la multipliant inutilement. Elle amène même le citoyen à ne pas s’apercevoir de ce qui manque dans les médias.» D’où l’expression-choc du théoricien: «Trop d’informations tuent l’information!»
Et c’est en se concentrant sur un événement que naît la surmédiatisation. «Lorsqu’un journal sort une nouvelle qui capte l’intérêt des gens, les autres la reprennent et tout le monde se répète joyeusement, affirme Ramonet. Et plus ils traitent d’un sujet à outrance, plus ils pensent qu’il est indispensable.»
Avec la surmédiatisation, les médias en sont-ils venus à contrôler les esprits comme dans les récits de George Orwell et Aldous Huxley? «Le matraquage médiatique est extrême, certes, mais la résistance des citoyens l’est tout autant, souligne Ramonet. Dans le cas du Monicagate, les quotidiens et les journaux télévisés dominants n’ont pas réussi à faire passer leur message, à savoir que le président s’était mal conduit et qu’il devait démissionner. Le public a jugé que le président ne s’était pas conduit correctement, mais il n’a pas demandé sa démission. En fait, les médias qui veulent influencer les citoyens échouent presque toujours, car les gens sont de plus en plus méfiants.»
Méfiance, scepticisme, doute: les citoyens sont en effet entrés dans l’ère du soupçon à l’égard des médias, estime Ignacio Ramonet. Et la crédibilité de ces derniers en prend un coup. Pour remédier à la situation, que faire? «Il faut combattre la nouvelle censure, explique-t-il. Il faut engager des médiateurs pour vérifier la qualité des informations, mais aussi diffuser plus d’analyses.» Donc, prendre exemple sur Le Monde diplomatique? «À tout le moins, ne pas utiliser la recette des journaux télévisés insipides», répond le théoricien, sourire en coin.