La World Wrestling Federation : Lâchez les fauves
Société

La World Wrestling Federation : Lâchez les fauves

Dimanche dernier, quinze mille personnes ont pris d’assaut le Centre Molson pour assister à un match de la World Wrestling Federation (WWF). Insultes, combats, et bikini: un après-midi passé en famille, à célébrer la consécration du muscle et la canonisation de la bisbille.
Y a d’la joie.

Dimanche, 13 h 30. Trente minutes avant le début des combats, les supporters commencent à affluer au Centre Molson, au son de la musique de Guns’N Roses. Au centre du parterre trône une arène dépouillée, entourée de quelques banderoles de publicité pour Nintendo.

14 h. La première partie du spectacle débute. En guise de hors-d’oeuvre, des rappeurs (dont 2 Faces, de La Constellation) sont chargés d’amadouer une foule devenue entre-temps bruyante et agitée. Agrippés à leur micro, les jeunes chanteurs sillonnent l’arène de long en large dans l’indifférence générale. La fin de leur prestation est copieusement huée: on est venu ici pour voir des corps qui s’entrechoquent, rien d’autre.

Après un intermède de quelques minutes, les lumières se tamisent enfin. Les spectateurs hurlent, sifflent et tapent des mains. Dans une tempête de projecteurs, de musique et de stroboscopes digne d’un spectacle de Kiss, un géant apparaît dans l’allée. À ses côtés, trois plantureuses blondes en bikini qui, sous les sifflements des spectateurs, roulent des hanches en ne ratant aucune occasion de rire des nombreuses blagues et «mots d’esprit» lancés par le lutteur.

«Lui? Ben, c’est Godfather, voyons!» me répond mon jeune voisin en me regardant comme si j’étais un extraterrestre.

Soudain, sans crier gare, un autre lutteur en pantalon de jogging noir surgit d’on ne sait où, et saute dans l’arène pour y prendre Godfather à parti. Les spectateurs se dressent. Les blondes se sauvent. Le combat commence.

Changement de cap
«Nos fans nous disaient qu’ils en avaient assez de voir deux gars en sous-vêtements se chamailler sur un ring. Nous les avons écoutés», lance Carl Demarco, président de la WWF pour le Canada. L’homme d’affaires explique que l’organisation qu’il dirige a dû subir un lifting pour réussir à conquérir le coeur des millions de fans à travers le monde. «Aujourd’hui, les gens demandent à être divertis: ils veulent prendre part à l’action. Les joueurs ont donc changé leur approche: ils sont plus charismatiques, ils font rire la foule, la mettent de leur côté; bref, ils donnent un vrai show. Et la réponse est très bonne.»

C’est le moins qu’on puisse dire. Diffusée le lundi soir aux États-Unis, en concurrence directe avec le sacro-saint Monday Night Football, la lutte est suivie par plus de trente-cinq millions de personnes chaque semaine. Et l’auditoire est de plus en plus âgé et aisé: cette année, la tranche des spectateurs ayant suivi quatre années de collège et plus est en hausse de 156 % par rapport à l’année dernière; tandis qu’une augmentation de 111 % a été enregistrée chez les familles jouissant d’un revenu total de plus de cinquante mille dollars.

«Tue-le, tue-le, tue-le!»
Sur le ring, les combats se succèdent sans répit. C’est maintenant au tour du dénommé Big Show de grimper sur l’autel. Avec son manteau scintillant, sa casquette de travers et des dizaines de chaînes dorées suspendues à son cou, il ressemble à un ado qui aurait décidé de taxer tous les jeunes du quartier d’un seul coup. L’action débute. Chaque fois que le lutteur saute de la troisième corde ou virevolte dans les câbles, c’est par centaines que les fans bondissent de leur siège en hurlant pour venir s’agglutiner le long des barrières métalliques, à quelques mètres du ring. Instantanément débordés, les agents de sécurité gueulent à qui mieux mieux pour tenter de contenir la foule. En vain.

«Moi, j’adore la lutte, lance Evangelos Dacoulis, dix-sept ans. Je regarde les combats à la télé avec mon père depuis que j’ai cinq ans.» Tout près, un autre jeune homme essaie de comprendre ce qu’on lui dit dans son téléphone cellulaire tout en étirant le cou pour ne rien manquer. «J’appelle un ami pour connaître le score des Alouettes. Je suis un gros fan de sport.»

Même si l’auditoire est majoritairement composé de jeunes hommes de quinze à trente ans, on croise parfois quelques têtes grises dans la foule. «Je suivais beaucoup la lutte dans les années cinquante et soixante, me raconte un homme de soixante-cinq ans invité au match par sa famille. Mais ce soir, je suis surpris par la qualité du spectacle: c’est bien meilleur que dans mon temps! Il y a plus de variété, et on dirait que les lutteurs sont plus en forme qu’avant. C’est un meilleur show.»

Comme pour lui donner raison, un lutteur dont l’accoutrement évoque celui de Frankenstein gravit un des coins de l’arène en bombant le torse pour impressionner la foule: il ne réussira qu’à récolter un énorme «chouuuuu!». Son adversaire, un jeune habillé en guerrier, en fait autant dans le coin opposé. Hystérique, la foule l’acclame. On se croirait en période électorale, en plein combat des chefs…

«La lutte professionnelle, ce n’est pas un sport, c’est un divertissement sportif. Dans la même catégorie que le bowling, explique un jeune homme accompagné de sa copine. Mais moi, ça me passionne depuis que je suis tout petit. Une fois que tu es tombé dedans, tu ne peux plus t’en passer!»

Et la violence? Inquiète-t-elle les parents? Un père de famille, accompagné de ses trois enfants de neuf à onze ans (et qui déclare avoir acheté pour plus de cent dollars de marchandises WWF comme cadeaux de Noël), n’y voit aucun mal. «Les enfants ne sont pas dupes. Ils savent que c’est un spectacle, que c’est arrangé. À la maison, quand ils jouent, il sont même capables eux aussi de faire semblant!»

Debout sur sa chaise, une adolescente de quinze ans se trémousse et hurle à pleins poumons. Dans l’arène, le charismatique Mr. Ass, un mastodonte à la longue tignasse blonde, entreprend maintenant de retirer la seule pièce de vêtement qu’il lui reste, un speedo rose et vert fluo sur lequel est brodé son nom. Mais une grosse brute fait irruption et vient rompre la magie. Outrée, la foule insulte l’inoportun, réclame sa tête, ponctue le tout d’un nombre impressionnant de bras d’honneur. Les fans se ruent sur les barrières.

«Ce qui est l’fun avec la lutte, ce sont les rebondissements, m’explique un jeune homme qui est perché sur son siège depuis le début des combats. On ne sait jamais ce qui va arriver. Moi, je me fous de savoir qui va gagner: j’aime regarder le match, point. Tu vois celui qui est en train de manger une volée, et que tout le monde hue? L’an dernier, c’était un des favoris du circuit! Un lutteur peut être très populaire une année, et devenir un méchant l’année suivante. C’est comme un téléroman, c’est imprévisible.»

Big money
Retransmis dans plus de cent vingt pays par le biais de la télé à la carte, les matchs de la WWF génèrent des revenus records. Aux États-Unis, trois des quatre événements les plus payants à la télé à la carte cette année ont été des matchs de lutte professionnelle. De juillet à septembre, la WWF a enregistré des revenus de cinquante-deux millions de dollars, une augmentation de près de 50 % par rapport à la même période l’an dernier. La WWF est même depuis peu inscrite à la bourse électronique NASDAQ: au cours de la première journée, son titre a bondi de 48 %! Une bien grosse machine.

«Il ne se passe pas grand-chose ce soir parce que la télé américaine n’est pas là, m’explique un jeune homme de vingt-trois ans, qui n’a pas hésité une seconde avant de venir de Chicoutimi pour assister au match. Si un champion perdait son titre aujourd’hui, les Américains ne seraient pas au courant, et ça les mélangerait. C’est pour ça qu’il n’y a pas de bouleversements majeurs dans les combats locaux comme celui-ci.»

Qu’à cela ne tienne, les fans s’amusent ferme. «Et t’as rien vu encore, le jeune! m’assure à l’entracte un père venu assister au match avec son fils. La lutte, c’est comme dans beaucoup de choses: c’est vers la fin que ça devient meilleur.»

Et il n’avait pas tort. Voici que Rock, le lutteur le plus populaire de l’heure, effectue son entrée en scène sur un fond de musique tonitruante. Agile comme une gazelle, il marque des points auprès des fans en escaladant l’un après l’autre les quatre poteaux de l’arène, s’arrêtant quelques instants au sommet de chacun, le temps de multiplier les clins d’oeil séducteurs.

Mais à peine le combat est-il commencé que son adversaire – un grand mince vêtu d’une combinaison de motocross, qui fait passer Marilyn Manson pour un Telebubby – prend facilement le dessus. Vacillements, sauts mal calculés, longs séjours au tapis: Rock semble en bien mauvaise posture. Mais les fans ne lui en tiennent pas rigueur: on n’abandonne pas son favori pour si peu. «Va donc te coucher!» crie mon voisin au lutteur qui mène le bal, ce qui provoque l’hilarité dans les alentours.

Enfin sorti de sa mystérieuse torpeur, voilà que Rock rend la monnaie de sa pièce à son adversaire en le faisant valser dans les câbles: la fin est proche, et la foule exulte. «Prends une photo quand il va se pencher avec son micro!» crie un garçon à son grand frère en se faufilant à travers la foule compacte. Dix secondes plus tard, Rock attrape effectivement un micro et, tout en s’arc-boutant vers l’arrière, y beugle quelque chose d’incompréhensible pour le commun des mortels, mais de parfaitement audible pour des milliers de spectateurs présents, habitués aux allocutions de la vedette. Parfaitement synchrones avec le lutteur, les fans récitent par coeur le discours de la victoire. On tambourine du pied, on grimace de joie, on lève les poings au ciel en savourant chacun des instants du triomphe.

Comme si les quinze mille personnes présentes devenaient subitement immortelles, incarnées dans la peau de leur superhéros.

Cru
* La WWF ne fascine pas que les Américains: les matchs de la Fédération sont diffusés dans cent vingt pays et traduits dans onze langues.

* Raw Is War, l’émission hebdomadaire de la WWF, mise sur deux choses: la violence (graphique) et le sexe (vulgaire). Des étudiants de l’Université de l’Indiana ont analysé cinquante épisodes de la série. Ils ont rapporté 128 simulations d’actes sexuels, 157 gestes obscènes et 21 références à l’acte d’uriner. Notons que 11 % des spectateurs de Raw ont onze ans et moins.

* Un épisode moyen de Raw ne contient que trente-six minutes de combat (sur deux heures). Le reste ressemble à un telenovella écrit par Jim Rose et mis en scène par Wes Craven.

* Les matchs de la WWF sont retransmis en Israël depuis le début des années 90. En 1994, une étude israélienne a conclu que la violence avait augmenté dans les écoles primaires depuis la diffusion de ces événements sportifs.

* Les revenus de la WWF: cinq cents millions de dollars par année.

* Stone Cold Steve Austin, le lutteur le plus célèbre de la WWF, s’est inspiré d’un téléfilm sur un tueur en série pour créer son personnage, «un homme sans morale qui se fout totalement de tout».

* Raw a un concurrent coriace: Monday Nitro, une émission de lutte créée par Ted Turner, le patron de… CNN. Dans le coin gauche, les Serbes; dans le coin droit, les Bosniaques?

* Les jeux vidéo de la WWF remportent un succès considérable. De janvier à mai 1999, les ventes de ces jeux ont augmenté de 23 %, pour atteindre soixante millions de dollars. Les titres les plus populaires: Thunder, Revenge et Nitro.

R. M.