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Le Cycle du millénaire à Seattle : L’AMI revisité
Les pays membres de l’Organisation mondiale du commerce se sont réunis à Seattle. Le but? Libéraliser les marchés. Tout passera dans le collimateur: la culture, l’agriculture, l’environnement et l’investissement. Ça va barder…
Économiste, Richard Langlois
Seattle, 29 novembre, terminal de l’aéroport de Tacoma. Ils arrivent, cheveux courts, frais rasés, complets sombres, fortement cravatés (cherchez la femme), Pentium III sous le bras.
Même endroit, deux heures plus tard. Ils arrivent, cheveux longs ou crânes rasés, piercings et tatouages discrètement cachés (douanes américaines obligent), Powerbook sous le bras.
À la veille du grand combat, parions que les premiers siroteront leur scotch ou leur Perrier dans le bar du chic hôtel Westin, transformé pour l’occasion en château fort de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Pendant ce temps, les seconds se taperont quelques petites Budweiser dans les bars du Seattle post-grunge. Au cours de ce «cycle du millénaire», dont le coup d’envoi sera donné le 30 novembre dans la cité de Boeing et de Microsoft, les uns, négociateurs du monde et lobbyistes patentés oeuvrant pour le compte de multinationales, porteront bien haut le flambeau de la mondialisation et tenteront de libéraliser tout ce qui ne l’est pas encore. Alors que les autres, activistes professionnels issus d’ONG du monde entier, voudront en découdre avec la religion du libre-échange.
L’affrontement historique et programmé, entre des centaines d’ONG issues de la société civile et le puissant lobby pro libre-échange, se superposera à d’autres affrontements qui se dérouleront simultanément dans les salles feutrées, derrière des portes closes. L’établissement de l’agenda ayant lui-même fait l’objet de luttes interminables entre les acteurs, tous les ingrédients seront réunis pour que ces méga-négociations commerciales tournent au psychodrame et s’éternisent bien au-delà de l’échéancier fixé en 2003. Si l’importance des enjeux ne faisait pas frémir, on pourrait en rire.
La mondialisation à la puissance dix
Organisation internationale fondée en 1995 et regroupant aujourd’hui 134 pays membres, l’OMC est notamment chargée de mettre en oeuvre les accords issus du dernier cycle de négociations du GATT – dit cycle de l’Uruguay -, signés à Marrakech en 1994. Alors que le GATT n’a longtemps régi que le commerce des marchandises, les Accords de l’OMC ont une portée beaucoup plus large en couvrant maintenant les investissements, les services ainsi que la propriété intellectuelle. Si on a dit du cycle de l’Uruguay qu’il fut la plus importante négociation commerciale de l’histoire, que dira-t-on de celle qui s’amorce, déjà qualifiée pompeusement de «cycle du millénaire»?
Au risque de ressembler au menu de La Grande Bouffe, l’agenda des discussions comprend l’agriculture (incluant les questions de la banane, du boeuf aux hormones et des OGM) et les 160 services couverts par l’Accord sur les services dit le GATS. Ce sont les secteurs sur lesquels les pays se sont formellement engagés à négocier dès l’an 2000.
Mais des pressions insistantes venant de tous côtés pourraient favoriser l’inclusion de questions épineuses tel les normes sociales, l’environnement, la culture, les investissements, etc. On aura saisi que nous sommes désormais à des années-lumière de l’ère où les négociations commerciales se résumaient à abaisser les tarifs douaniers sur les importations de marchandises. Des pans entiers de l’activité humaine feront l’objet de dangereux marchandages dans cette espèce de souk virtuel international. Finalité de l’opération? Foncer tête baissée et à la vitesse grand V vers la mondialisation à la puissance dix!
Or, compte tenu des sérieux ratés que connaît cette mondialisation – le dernier exemple en lice étant la crise asiatique -, on comprend aisément qu’une méfiance croissante se soit développée envers l’OMC, une organisation aux pouvoirs tentaculaires, peu encline à la transparence et qui, par son zèle en faveur de la libéralisation du commerce, a fini par personnifier le démon néolibéral dans toute son horreur.
Acculée à la défensive par ses nombreux détracteurs, et décidée à «laver» sa réputation, la vénérable institution est d’ailleurs descendue de sa tour d’ivoire pour publier des brochures de propagande concernant «les bienfaits des accords sur le commerce» et «les incompréhensions au sujet de l’OMC»!
il fera chaud à Seattle.
Tous les couteaux sont fin prêts, parfaitement aiguisés. Parmi les batailles à surveiller, il y aura évidemment l’inévitable collision entre l’Union européenne et les États-Unis, qui n’ont cessé de fourbir leurs armes au cours des derniers mois.
Sentant l’imminence des élections présidentielles, les Américains entendent bien tirer les marrons du feu aussi rapidement que possible, et proposent donc un agenda minceur se concentrant surtout sur les dossiers de l’agriculture et des services. Sans doute pour se dégager une marge de manoeuvre, l’Europe souhaite de son côté étendre les pourparlers à d’autres secteurs comme l’investissement, la concurrence, les normes sociales, l’environnement et la sécurité alimentaire. Mis à part ces divergences sur l’agenda, l’agriculture risque de cristalliser les oppositions entre ces deux grands blocs économiques. Washington veut en effet que les tarifs dans ce secteur soient traités comme tous les autres tarifs, ce que refuse obstinément Bruxelles. Rude combat en perspective, donc, entre ces deux protagonistes qui risquent toutefois d’être rejoints sur ce terrain par les pays en développement (PED).
Ces derniers, qui en ont déjà plein les bras avec les accords actuels, ne sont guère chauds à l’idée de s’engager dans un nouveau cycle. Dans son dernier rapport sur le Commerce et le Développement dans le monde, la CNUCED (Conférence des Nations unies sur la Coopération et le Développement) évaluait que le coût annuel du soutien accordé à l’agriculture dans les pays industrialisés, au cours de la période 1996-1998, s’élevait à deux fois le niveau des exportations agricoles des pays en développement pour la même période. Or, les subventions à la production agricole dans les pays du Nord, en plus de bloquer les importations en provenance des pays en développement, induisent une concurrence déloyale sur les marchés de ces derniers.
De son côté, le Japon, à l’instar de plusieurs autres pays, déploiera une stratégie à géométrie variable, penchant tantôt du côté européen, tantôt du côté américain, et ce, au gré des dossiers. Quant au Canada, on peut s’attendre à ce qu’il se range du côté des Américains en ce qui a trait à l’agriculture, mais qu’il se rapproche de l’Europe au sujet du délicat dossier de la diversité culturelle.
Reste, bien sûr, l’inconnue que constituera l’arrivée de la Chine dans le décor, ce qui mêlera sans doute davantage les cartes si cela est encore possible. Enfin, on verra les pays les moins avancés (PMA) réclamer une ouverture accrue des marchés des pays riches, mais leur voix sera sans doute enterrée par celle des gros joueurs.
Le monde est-il une marchandise?
Comme autre très gros morceau sur la table à côté de celui de l’agriculture, il y aura l’Accord sur les services (GATS).
L’évolution des économies a fait en sorte que, de nos jours, la production de services compte pour plus de la moitié du PIB mondial. Même s’il s’est développé plus tardivement que celui des marchandises, le commerce international des services connaît lui aussi un essor important et son volume est appelé à croître rapidement. Or, sa libéralisation formelle n’a débuté qu’en 1994 avec la conclusion du GATS. Après avoir pressé au maximum le citron du commerce des marchandises, voilà qu’on veut agir de la même façon avec des activités moins tangibles tels les services financiers ou les télécommunications. Toutefois, on ratisse tellement large qu’on a commencé à ouvrir au commerce international des secteurs aussi névralgiques que la santé, l’éducation et même l’environnement! En renégociant cet accord, il est probable que certains États membres souhaiteront aller plus loin sur la voie de la libéralisation. L’éducation, la santé et l’environnement dans la mire des marchands, voilà qui n’est guère rassurant!
Côté culture, l’enjeu est tout aussi colossal et illustre également le glissement progressif du monde vers la marchandisation tous azimuts. S’il faut saluer l’engagement de certains gouvernements (dont ceux des pays européens et du Canada) et de multiples ONG dans la bataille en vue de protéger la diversité culturelle, on peut se questionner sur l’efficacité future des protections envisagées, compte tenu du développement effréné des nouvelles technologies. La Coalition pour la diversité culturelle, qui a vu le jour récemment au Québec, aura du pain sur la planche. Tout en se méfiant des États-Unis, toujours agressifs sur ce terrain, elle devra aussi garder à l’oeil les Européens, qui pourraient être tentés, dans le feu de l’action, de troquer la culture contre l’agriculture.
Enfin, l’environnement et les normes sociales constitueront deux autres terrains minés pour les syndicats et les ONG qui seront coincés cette fois entre l’ouverture en partie tactique des États-Unis et la résistance farouche de nombreux pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Ces derniers prétendront en effet que l’imposition d’une clause sociale et de normes environnementales est une stratégie des pays riches pour détruire leurs avantages comparatifs en matière de commerce. Là encore, un autre dialogue de sourds est à prévoir avec, en bout de piste, une impasse probable.
C’est ainsi qu’entre les réalisateurs de cinéma québécois, inquiets de l’impérialisme d’Hollywood, et les éleveurs de brebis européens, luttant pour protéger leur gagne-pain, les ONG les plus radicales réclameront un moratoire des négociations et un réexamen complet du fonctionnement de l’OMC. Utopique? Sans doute, mais ce serait peut-être la seule façon de commencer à domestiquer la mondialisation.