Le marketing des cigarettes : Écran de fumée
Société

Le marketing des cigarettes : Écran de fumée

Même si les fabricants de cigarettes n’ont plus le droit de faire des pubs aussi explicites qu’avant, leurs méthodes de marketing demeurent toujours efficaces, notamment auprès des jeunes. Selon Richard Pollay, expert en marketing du tabac, il est grand temps que des poursuites soient intentées contre les marchands de la mort.

La semaine dernière, le ministre fédéral de la Santé, Allan Rock, a embauché Jeffrey Wigand, le dénonciateur de l’industrie du tabac rendu célèbre par le film The Insider, comme conseiller en matière de politique antitabac. Ce geste hautement symbolique témoigne du ton plus sévère qu’Ottawa a adopté depuis quelque temps à l’endroit de l’industrie du tabac, et qui pourrait éventuellement se traduire par des recours en justice contre les fabricants.

Déjà, la Colombie-Britannique poursuit Imperial Tobacco, Benson & Hedges et RJR-Macdonald pour avoir caché au public, pendant de nombreuses années, que les cigarettes causaient le cancer. Mais pour le gouvernement fédéral, les tribunaux ne constituent pour l’heure qu’une possibilité parmi d’autres d’aller fouiller dans les poches des fabricants de tabac: le ministre de la Santé doit en effet sortir sa calculatrice pour voir s’il ne serait pas plus payant, et moins risqué sur le plan politique, de simplement augmenter leur fardeau fiscal.
Depuis douze ans, Richard Pollay, professeur de marketing à l’Université de la Colombie-Britannique, agit à titre d’expert dans les poursuites impliquant les compagnies de tabac. Il a notamment eu accès à plusieurs milliers de documents et d’études internes réalisés par les géants de l’industrie du tabac sur les méfaits des cigarettes et sur les méthodes de marketing. Nous lui avons demandé de faire le point relativement à la question du tabac au Canada.

Qu’est-ce qui a changé, au cours des dernières décennies, dans les stratégies de marketing des compagnies de tabac?
Les compagnies de tabac sont passées de la mise en marché d’un produit à la mise en marché d’une image. Nous sommes aujourd’hui bien loin du vendeur qui nous tordait le bras pour que nous achetions son produit. À la place, nous avons le Festival Juste pour rire Craven A, l’équipe de course Player’s, les arts DuMaurier, la fondation Matinée pour la mode, les sports extrêmes Export A, etc. Chacune de ces entités soutient à son tour des centaines, voire des milliers d’événements. Quand une compagnie de tabac présente une compétition de ski alpin, une course automobile ou un match de tennis, elle s’associe à un événement plaisant et divertissant, à des athlètes connus, etc. L’image de la compagnie est mise en valeur à travers ces événements.

Derrière toutes ces commandites se cache un principe bien simple: celui de la reconnaissance favorable. Quand nous voyons un produit pour la première fois, nous sommes d’abord sceptiques à son égard. C’est pourquoi les compagnies de tabac veulent à tout prix s’intégrer dans notre environnement culturel: plus nous sommes familiers avec une marque ou un produit, plus nous serons portés à lui faire confiance – ce qui, dans le cas des cigarettes, est plutôt paradoxal…

Les commandites sont-elles aussi efficaces que les bons vieux panneaux-réclame, où un cow-boy tendait un paquet de cigarettes aux passants?
Le gros avantage des commandites par rapport aux pubs traditionnelles, c’est que les fabricants de tabac ne sont pas obligés d’inclure une mise en garde à côté de leurs logos: ils rejoignent leur public sans avoir les mots «maladie, cancer, danger» dans les pattes! À ce sujet, leurs avocats prétextent que la mise en garde n’est pas nécessaire puisqu’une commandite ne parle pas directement des cigarettes. C’est totalement farfelu: Player’s ne vend tout de même pas des pastilles pour la gorge! On devrait appliquer aux commandites les mêmes lois qui régissent les autres supports publicitaires utilisés pour faire la promotion du tabac.

En réglementant la façon dont les compagnies de tabac font leur pub, le gouvernement s’est attardé sur la forme, mais pas sur le fond. Qu’un fabricant de tabac s’associe à un pilote automobile au lieu de montrer un cow-boy assis au sommet d’une montagne, ça ne change pas grand-chose. Vous voyez une marque, vous identifiez un logo, une attitude: bref, vous percevez un message. Et ce sont surtout les jeunes qui sont vulnérables à cette forme de pub. On leur vend du rêve, on leur montre de jeunes adultes pétants de santé qui réussissent dans la vie, qui ont du plaisir. C’est une forme d’association très pernicieuse, et je crois qu’elle doit absolument disparaître.

Devrait-on aller jusqu’à bannir toute forme de publicité pour le tabac?
L’idée d’une interdiction pure et simple de toute forme de publicité me rend mal à l’aise. Je crois que les pubs informatives, celles qui décrivent directement le produit en parlant de ses qualités et de ses défauts, pourraient continuer d’exister. Seulement, comme toutes les données que l’on possède à propos de la cigarette sont négatives, ça n’aiderait pas beaucoup à faire vendre le produit. Les compagnies de tabac n’ont jamais tenté d’informer les gens: depuis quarante ans, leurs pubs ont toujours présenté des images cool afin de rendre le produit attrayant. Il faudrait que les fabricants de tabac se retirent des commandites, mais de façon graduelle, histoire de laisser le temps à d’autres joueurs de prendre le relais, comme les banques, les compagnies de logiciels, les compagnies d’assurances, etc.

Récemment, un groupe de jeunes Américains a reçu le mandat de créer des pubs antitabac avec des fonds puisés à même les poches des fabricants. Résultat: les pubs sont tellement mordantes et irrévérencieuses qu’en Floride, 10 % des jeunes ont cessé de fumer au cours de l’année. Croyez-vous que cette façon de faire serait efficace chez nous?
Oui, elle le serait. C’est une bonne chose que ce soit des jeunes qui réalisent ces projets: ils emploient un ton qui rejoint facilement les autres jeunes, ce qu’un vieux concepteur de pub aurait bien de la difficulté à faire. En déboulonnant les mythes et en insistant sur les méfaits de la cigarette de façon très lucide, les pubs produites par les jeunes bousillent l’image de marque que les compagnies de tabac tentent de se donner. Au lieu de devenir les victimes passives du côté glamour mis de l’avant par l’industrie, les jeunes fumeurs vont être tentés de se rebeller contre la cigarette.

Mais ce qui fait toute la beauté de la chose, c’est que les compagnies de tabac s’insurgent contre le procédé, alors qu’elles-mêmes ont déjà engagé des jeunes pour concevoir leur image! Dans les années 80, les fabricants ont fait des tonnes de recherches sur le comportement des jeunes de douze et treize ans afin d’orienter leurs méthodes de marketing. On a aussi filmé des jeunes de seize et dix-sept ans pour observer leurs habitudes, leurs réactions face au produit, etc. Sans parler des innombrables focus groups, des tests de mise en marché réalisés auprès des jeunes, des questionnaires… Aujourd’hui, les fabricants disent avoir abandonné ces pratiques, mais il faut se rappeler qu’à l’époque, ils niaient qu’ils réalisaient des tests auprès des jeunes. Qui sait si ce n’est pas encore en train de se produire?

Les compagnies de tabac ont commencé à reconnaître que leurs produits étaient peut-être néfastes pour la santé. Est-ce là un moyen de laver leur image aux yeux de l’opinion publique?
Les fabricants de tabac ne vont pas prendre la parole et dire: «Voilà, nos produits créent une dépendance et sont dommageables pour vous.» En cour, toute leur argumentation s’appuie sur le fait que, selon eux, le consommateur est totalement libre de choisir de fumer ou non. Devant le juge, ils soutiennent que la publicité n’a aucune influence sur la consommation, et que le produit n’entraîne pas de dépendance, même si des recherches qu’ils ont dans leurs classeurs depuis quarante ans prouvent le contraire!

À l’extérieur des tribunaux, par contre, les compagnies ont commencé à revoir leurs positions pour que les citoyens – qui vont un jour ou l’autre être appelés à siéger comme jurés dans un de leurs procès – ne leur soient pas trop défavorables. Ceci dit, ils imputent toujours la responsabilité aux fumeurs. Si la cigarette vous rend malade, personne ne peut rien y faire, parce que fumer aura été votre choix. Les compagnies se déresponsabilisent pour éviter de ramasser les pots cassés.

Allan Rock, le ministre fédéral de la Santé, songe à poursuivre les compagnies de tabac, comme le fait le gouvernement américain depuis quelques années. Serait-ce une bonne solution?
Oui. Aux États-Unis, plusieurs États ont poursuivi les compagnies de tabac, et ils ont obtenu des milliards de dollars en compensation. Ce sont des procès de longue haleine, mais ils en valent la peine.

Deux types de poursuites sont envisageables. Premièrement, le gouvernement peut poursuivre les compagnies de tabac pour dommages et intérêts, parce que les établissements de santé ont dû payer pour soigner les gens que leurs produits ont rendus malades. Deuxièmement, il est possible d’intenter des poursuites criminelles contre les fabricants, pour les différentes fraudes commises à l’endroit du gouvernement et du public, comme la suppression de certains documents compromettants demandés par le gouvernement, les déclarations mensongères, etc. Et là, les compagnies de tabac n’auront pas d’autres choix que d’assumer les conséquences de leurs gestes.