Entrevue avec Simon Tremblay : À propos des femmes âgées qui vivent dans la pauvreté
Société

Entrevue avec Simon Tremblay : À propos des femmes âgées qui vivent dans la pauvreté

Agent de recherche pour le compte de la Régie régionale de la santé et des services sociaux Chaudière-Appalaches, SIMON TREMBLAY s’intéresse depuis 15 ans aux conditions de vie des personnes âgées. Sa dernière étude trace un portrait alarmant de la situation des femmes âgées vivant seules dans la pauvreté et le silence.

Votre étude intitulée La Pauvreté silencieuse s’intéresse à un groupe de femmes bien défini. Qui sont-elles?

«On parle de personnes âgées et pauvres. La mise en place de plusieurs mesures sociales (la pension, le supplément au revenu garanti, etc.) nous a amené à nous imaginer que les personnes âgées pauvres n’existaient plus; c’est ce mythe qu’on a voulu resituer. On l’a d’abord resitué en ce qui a trait au revenu: ce sont des femmes, seules, âgées, dont le revenu est équivalent à la pension du gouvernement, plus le supplément au revenu garanti [environ 1 200 $ par mois]. Elles sont nourries, vêtues, logées et leurs médicaments sont payés. Ont-elles besoin d’autre chose? On ne leur a jamais demandé. C’est une pauvreté qu’on ne voit pas, qu’on oublie.

En 1992, le ministère de la Santé et des Services sociaux a fixé des objectifs aux établissements. Dans le passage qui parlait de faciliter l’intégration des personnes âgées, tout un paragraphe concernait les femmes âgées seules. Rien n’a été fait. Le constat du gouvernement lui-même ne s’est traduit ni en action ni en réaction. Pourquoi? Peut-être parce que personne n’a sorti de pancartes; mais on ne peut pas demander à ces femmes de sortir avec des pancartes… Ces femmes sont isolées. Elles n’ont pas de culture de revendications, elles ont une culture du silence.»

Lorsque vous parlez d’une «culture du renoncement et du contentement», que voulez-vous dire précisément?
«Il faut regarder le passé de ces femmes: elles sont nées pauvres, dans un milieu pauvre et ont tiré le diable par la queue toute leur vie. C’est ça leur histoire. Il y a une femme qui nous a dit: "De quoi je me plaindrais? J’ai toujours été pauvre; maintenant, j’ai un revenu assuré!"

Ces femmes se contentent d’un rien. Elles ne sont pas folles, elles constatent qu’elles n’ont presque rien et elles le déplorent, mais elles ne demandent rien. Elles sont compatissantes, elles ne se voient pas. Elles pensent que la misère des autres est pire que la leur. Elles trouvent que l’itinérance et les enfants d’Afrique qui ont le ventre ballonné, c’est pire. J’en conviens. Ceci dit, quelle est la pire pauvreté que de vivre sous le seuil du faible revenu, d’être isolé, de ne pas être capable de s’acheter un manteau, de ne pas avoir un sou dans son compte de banque et de se demander ce qu’on va faire pour arriver [financièrement] s’il y a un imprévu? Si c’est pas ça la pauvreté, c’est que je n’ai rien compris!»

Leur éducation religieuse explique-t-elle aussi leur silence?
«Ces femmes sont effectivement porteuses de l’éducation et des conditions de vie de leur génération. Qu’est-ce qu’on a appris aux femmes dans les années 1930, 1940, 1950? C’est sûr qu’elles n’ont pas appris ce que l’on apprend aux femmes à la fin du XXe siècle. Ce sont des femmes qui sont peu intégrées dans les réseaux sociaux en dehors de la famille. Elles ne figurent pas dans les réseaux de représentation des aînés ou dans ceux des femmes.

Il ne faut pas les voir comme des personnes qui ont rompu tous les liens sociaux; ce serait faux. Elles maintiennent des liens sociaux à la mesure de leurs possibilités. Elles ont des liens avec leur voisine de palier, avec laquelle elles pourront discuter en prenant une marche dans le corridor. Leur isolement se mesure beaucoup plus à leur incapacité à tisser des liens sociaux ailleurs que dans le corridor. Recevoir une voisine à souper, ça implique des frais! Et ces femmes-là ont une éducation: quand elles reçoivent, elles veulent bien recevoir!

Certaines femmes maintiennent des liens constants avec la famille, mais celles qui n’ont pas d’enfant, qui sont célibataires ou qui ont peu de liens avec leur famille – et elles sont plus nombreuses qu’on le pense – sont extrêmement esseulées. Toutes nous ont dit qu’elles vivaient des épisodes de solitude, mais certaines nous ont dit qu’elles vivaient la solitude…»

Ce groupe de femmes va-t-il en augmentant?
«Les données préliminaires de 1996 nous permettent de croire qu’il ne diminue pas. À long terme, on peut espérer qu’avec les changements sociaux qu’on a connus, les femmes aujourd’hui âgées de 30, 40 ou même 50 ans vivront dans de meilleures conditions. C’est possible, mais il faudrait voir quelles sont les conditions de vie de ces femmes à l’heure actuelle.

Il demeure que celles que j’ai rencontrées ont en moyenne 73 ans. Et elles sont là pour encore 20 ans, en moyenne. Est-ce qu’on accepte comme société que ces femmes vivent dans ces conditions pendant encore 20 ans? […] Est-ce que c’est ça notre choix social pour faire vivre nos mères et nos grand-mères?»