

Main basse sur les gènes : Sale temps sur la planète
Avec son premier film documentaire, Main basse sur les gènes, la sociologue et chercheuse Louise Vandelac a voulu donner à réfléchir sur un des enjeux majeurs de cette fin de siècle: la prolifération des aliments transgéniques. Si le propos du film est calme et fouillé, l’état des lieux, lui, n’est guère rassurant.
«Chercheur contre nature
Truqueur, sur l’honneur qui jure
Faut pas que ça vous inquiète
J’ai bien connu l’animal mort dans votre assiette
Sale temps sur la planète
Oh, le drôle, le drôle de temps
Porter secours c’est défendu
Le monde autour est sourd, bien entendu…»
– Francis Cabrel, Le monde est sourd
«La seule chose que nous savons, c’est que nous ne savons pas», nous disent en substance les nombreux scientifiques qui interviennent dans Main basse sur les gènes, à propos des effets que produisent les espèces végétales transgéniques sur la santé humaine et sur l’environnement.
Loin d’être pamphlétaire, le film de la sociologue et chercheuse Louise Vandelac et du réalisateur Karl Parent jette plutôt les bases d’une réflexion globale sur les enjeux reliés à l’essor incroyable qu’ont connu les applications des biotechnologies au cours des dernières années. En donnant la parole à des biologistes, des médecins, des agriculteurs, des journalistes et des économistes, ils parviennent à brosser le tableau d’un no man’s land géré à l’aveuglette où, pendant que les chercheurs s’inquiètent, que les agriculteurs se questionnent, et que le gouvernement dort au gaz, les multinationales de la biogénétique appuient sur l’accélérateur pour commercialiser leurs semences transgéniques, et faire grimper leur cote en Bourse.
Quels sont les effets à long terme des OGM (organismes génétiquement modifiés) sur la santé humaine? Pourquoi les produits génétiquement modifiés – dont les premiers spécimens ont été développés en laboratoire il y a quinze ans à peine, et qui ne sont commercialisés massivement que depuis 1996 – sont-ils aujourd’hui présents dans 55 % de notre production de soja, et 35 % de notre production de blé? (Molson et Labatt estiment que faire une bière sans OGM leur coûterait de 10 à 20 % plus cher.) Pourquoi, au lieu d’affirmer que les aliments transgéniques ne sont pas dangereux pour la santé, les multinationales ne sont-elles pas tenues de prouver leur innocuité – un pari autrement plus compliqué qu’elles n’ont pas jusqu’alors daigné relever? Voilà autant de questions soulevées dans le film, et qui ne trouvent pas encore les réponses attendues.
Nous avons rencontré Louise Vandelac au lendemain de l’avant-première de son film.
Les médias québécois parlent des aliments transgéniques depuis un certain temps déjà. Pourtant, contrairement à ce qui se produit en Europe, rien ne semble bouger. Croyez-vous que votre film va faire réagir l’opinion publique?
Pour l’instant, l’information véhiculée par les médias est très parcellaire, très limitée. Peu de gens ont commencé à se mobiliser, à entreprendre un travail d’analyse sur les aliments transgéniques: la majorité de ceux qui le font ont commencé en septembre et octobre, c’est donc très récent.
Tout ce que je peux souhaiter, c’est que le film suscite, notamment auprès de la presse, un intérêt marqué pour faire le suivi des dossiers, pour accomplir un travail d’analyse. Le dossier des OGM pose des questions complexes: on ne peut pas les traiter de façon sensationnaliste. Les médias cherchent souvent à alerter l’opinion publique, et, pour alerter, il faut souvent employer des termes-chocs. Ainsi, pour la couverture du sommet de Seattle, on a très peu parlé des conflits de fond: on préfère se borner à montrer des manifestants qui se font arrêter.
Je ne dis pas que tout ce qui a été fait jusqu’à présent ait été mauvais – je pense au contraire qu’un certain nombre d’informations importantes ont été transmises. Mais, pour saisir l’ampleur de la question, il faut absolument faire un suivi du dossier à long terme. Trop souvent, les journalistes sont affectés à un sujet une journée, à un autre, le lendemain, etc. Quelle que soit leur bonne volonté individuelle, ça devient alors extrêmement difficile pour eux de dégager les lignes de fond, les cohérences: il faut pouvoir suivre les dossiers à long terme pour y arriver.
Quand un journaliste est affecté à un sujet pour une longue période, il a l’occasion de s’intégrer au milieu: les gens le connaissent, il établit des réseaux de contacts, etc. Malheureusement, peu de journalistes sont affectés à des secteurs précis. Pour les journalistes qui proviennent «de l’extérieur», ça devient difficile de ne pas être plus ou moins à la merci des tendances fortes, des agences de relations publiques, des groupes militants, etc.
Avez-vous voulu tirer la sonnette d’alarme, comme Richard Desjardins et Robert Monderie l’ont fait avec L’Erreur boréale?
Disons que je considère qu’il est anormal que les pouvoirs publics soient aussi silencieux quant à la question des OGM. La stratégie canadienne sur les biotechnologies date de 1983. Ça fait donc plusieurs années aussi que le gouvernement fédéral investit massivement pour le développement des aliments transgéniques: c’est anormal que ce ne soit pas davantage publicisé. Le Québec est même l’un des endroits les plus généreux au monde pour les subventions indirectes, notamment sur le plan fiscal, accordées aux entreprises de biotechnologies! Or, les rares personnes ayant déjà traité du sujet l’ont fait sous un angle économique, en disant que c’était extraordinaire et merveilleux.
Je crois qu’il y a des liens à établir avec l’affaiblissement du ministère de l’Environnement, avec la récente modification de la loi canadienne sur l’environnement au niveau fédéral, qui bat en brèche le principe de précaution. C’est quand même inouï que ça se passe au moment même où l’on aurait besoin plus que jamais d’un travail d’analyse rigoureux et systématique.
En 1999, notre attitude économique consiste à réduire l’ensemble des éléments du monde à un dénominateur commun: la monnaie. Mais croire que la monnaie peut régir l’ensemble des liens sociaux, des services, et même de la vie et des sentiments, c’est très problématique. Avec le travail qui se fait sur les gènes, nous devenons nous-mêmes, en tant qu’êtres vivants, objets de cette logique réductrice. Comment peut-on laisser l’avenir génétique de la planète entre les mains de quelques firmes qui fonctionnent à l’aveugle sur le plan social et environnemental, et dont l’intérêt premier est de faire des profits? Ce sont des questions fondamentales; je ne prétends pas que notre film pose l’ensemble de ces questions, mais il se situe dans cette réflexion de fond sur le problème.
Dans le dossier des aliments transgéniques, on a l’impression que les pouvoirs publics sont davantage préoccupés par les intérêts des compagnies que par ceux des citoyens.
Il est vrai que l’on se retrouve dans une situation pour le moins paradoxale, où des citoyens sont obligés de se mobiliser pour forcer les pouvoirs publics à faire un travail que, théoriquement, ils seraient censés faire par eux-mêmes. Il est tout à fait anormal que des citoyens aient à intervenir systématiquement sur l’ensemble des dossiers du gouvernement. Les pouvoirs publics devraient être beaucoup plus vigilants qu’ils ne le sont. Actuellement, les citoyens le font par défaut!
En même temps, le temps libre des individus est de plus en plus limité, et les charges qui leur incombent sont de plus en plus lourdes. Pour faire vivre une famille moyenne de deux enfants et deux adultes en 1999, il faut environ soixante-quinze ou quatre-vingts heures de travail par semaine, alors qu’il en fallait entre trente-cinq et quarante dans les années soixante-dix. Et l’ensemble des coupures effectuées dans les services sociaux retombent aussi sur les épaules des citoyens. S’il faut, en plus, lancer des pétitions contre les pouvoirs publics qui ne font pas leur boulot. Cette situation ne peut plus durer.
Dans votre film, on voit des agriculteurs désemparés se plaindre que la seule source d’information qu’ils aient pour les aider à prendre la décision de cultiver ou non des espèces végétales génétiquement modifiées provient des compagnies qui leur vendent les semences! C’est quand même incroyable!
La firme Monsanto, un leader mondial dans le domaine des semences génétiquement modifiées, vient d’obtenir auprès du ministère de la Santé, le feu vert pour mettre en marché deux nouvelles sortes de pommes de terre transgéniques, en une période d’environ deux mois, ce qui est très court. [NDLR: Plus tôt cette année, Monsanto s’est entendue avec le ministère de la Santé pour lui fournir davantage d’information sur ces produits; en retour, le Ministère a promis d’accélérer le processus de révision desdits documents pour permettre une mise en marché plus rapide.]
Ce type de situation tend à justifier l’inquiétude de bon nombre de chercheurs à Santé Canada, qui sont d’ailleurs intervenus publiquement auprès du ministre de la Santé pour lui signifier qu’ils n’avaient pas les moyens nécessaires pour faire adéquatement leur job de vérification! C’est quand même quelque chose!
Le mois dernier, nous avons publié une entrevue réalisée avec le responsable du laboratoire des biotechnologies au Conseil national de la recherche du Canada (CNRC), qui affirmait que les aliments transgéniques étaient «sécuritaires», et que ceux qui prétendent le contraire «ne cherchent qu’à faire peur aux gens». Si nous ne pouvons pas nous fier aux gens du CNRC, à qui pouvons-nous faire confiance?
Je pense que les scientifiques sont très mal venus de faire une critique virulente à l’égard des citoyens qui commencent à s’intéresser à la question des OGM. Les gens ne connaissent peut-être pas toujours les termes techniques exacts, mais il est important qu’ils participent au débat. D’autant plus que bon nombre de ces scientifiques ont oublié des pans entiers de la réalité des OGM, notamment au niveau des enjeux socio-économiques, des impacts pour les populations, etc. Et puis, si les scientifiques étaient intervenus dans le débat il y a dix ou quinze ans, sans doute n’en serions-nous pas là aujourd’hui! S’ils ne sont pas contents de ce qui se passe, ils n’ont qu’eux-mêmes à blâmer.
Mais, comme le dit dans le film une intervenante ayant déjà travaillé chez Monsanto, il existe de très grandes convergences entre un certain nombre de scientifiques qui œuvrent pour l’industrie, et ceux qui travaillent dans les universités: ils sont habités par le même imaginaire, par les mêmes paramètres, par une même façon de voir les choses. Et ce n’est pas nécessairement parce qu’ils sont à la solde de l’industrie: ils sont même très honnêtes intellectuellement. Seulement, leur cadre de référence fait en sorte qu’ils omettent certains aspects de la réalité dans leur analyse de la situation. C’est pour cela que le public doit intervenir.
Les grands absents de votre film sont justement les compagnies qui produisent les semences génétiquement modifiées. Pourquoi ne leur avez-vous pas donné la parole?
Nous avons tenté d’entrer en contact avec des chercheurs qui travaillent pour des firmes privées. Certains ont répondu, et nous allons probablement les faire intervenir dans un prochain film. Mais, pour Main basse sur les gènes, nous aurions eu besoin de trois mois rien que pour les rassembler. En fait, notre film a été bouclé en quelques mois, comparativement à quatre ans pour L’Erreur boréale de Desjardins et Monderie. Nous avions donc un échéancier plutôt serré.
Ceci dit, les propos que l’on entend dans le film sont rarement diffusés, notamment parce que les chercheurs spécialisés à qui nous avons donné la parole vivent surtout aux États-Unis et en Europe. Ça nous semblait important de montrer que l’inquiétude à l’égard des OGM est partagée par bon nombre de scientifiques à travers le monde. Et puis les firmes de biogénétique ont largement les moyens de se faire entendre. Elles auraient pu le faire depuis des années; elles le peuvent toujours, d’ailleurs.
Dans le film, l’économiste Jeremy Rifkin dénonce le fait que les gens critiques par rapport à certains aspects des biotechnologies se font souvent traiter de réactionnaires. Est-ce le cas?
Rifkin faisait remarquer que bon nombre de personnes ne critiquent pas les biotechnologies, mais l’absence de précautions, de mécanismes de contrôle, de débats publics, etc. En fait, c’est l’ultra-spécialisation de la science que nous critiquons, une science qui ne tient pas toujours compte de la complexité des enjeux sociaux. Par exemple, quand on soulève la question des impacts sur l’environnement, ce n’est pas parce qu’on est anti-progrès! Il y a une multitude de dimensions à prendre en considération: les dimensions socio-économiques, les dimensions relatives à l’agriculture, au paysage des campagnes, etc.
Cela implique d’abord et avant tout que les citoyens ne se laissent pas berner par l’écart entre les moyens d’un certain nombre de firmes qui commencent à avoir un poids non négligeable, et le retard très marqué des Nord-Américains dans la prise de conscience des enjeux reliés à l’utilisation des aliments transgéniques.
Mais le retard ne veut pas dire qu’il faille rester là où l’on en est: il faut simplement commencer à accélérer le pas.
Main basse sur les gènes, ou les aliments mutants
Mardi 14 et mercredi 15 décembre, 19 h 30, Cinéma ONF
Renseignements: 496-6887