

Seattle (1) : Le Woodstock économique
L’économiste Richard Langlois, auteur de Pour en finir avec l’économisme et Requins: l’insoutenable voracité des banquiers, était à Seattle la semaine dernière. Pris en sandwich entre les businessmen assiégés et les manifestants débridés, il a tout de même trouvé le temps de nous faire part de ce qu’il a vu. Portrait d’un pow-wow historique.
Économiste, Richard Langlois
En se soldant par l’échec retentissant que l’on sait, la Conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui devait lancer un nouveau cycle de négociations du commerce mondial, a mis fin à un incroyable «Woodstock économique». Le «cycle du millénaire» n’aura finalement jamais décollé et, jusqu’à la toute fin, on aurait pu croire qu’un tel meeting, sur lequel le président Clinton lui-même avait misé sa crédibilité, déboucherait sur une quelconque entente, ne serait-ce que pour sauver la face du gratin mondial de la politique. Hélas, les profondes divisions entre les pays riches et les pays en développement, doublées par la farouche opposition de centaines d’ONG – à la fois dans les coulisses de la Conférence et dans la rue – auront prévalu sur l’obligation de résultats qui caractérise généralement ces mégasommets économiques. Retour sur quelques faits marquants.
Le lundi 29, soit la veille du Sommet, tout baigne pourtant dans une sorte d’effervescence tranquille. Quelques petites manifs ici et là en ville, des préparatifs qui vont bon train, des journalistes qui s’ennuient du manque d’action au point de se filmer entre eux. Même le show organisé au K Arena en soirée est tout ce qu’il y a de plus politically correct: interdiction de fumer (tabac inclus) dans l’amphithéâtre, fermeture des kiosques de bière à 21 h, atmosphère de fête où le groupe Spearhead et le cinéaste Michael Moore (Roger and Me) soulèvent bien la foule mais sans jamais la faire disjoncter. En somme, rien pour faire retourner Kurt Cobain dans sa tombe.
Pressentant peut-être quelque chose, le maire Schell – sorte de Bourque de la Côte-Ouest qui n’a pas seulement la fierté mais la ville qui va avec – vient néanmoins nous saluer en nous demandant d’être durs envers l’OMC mais gentils avec sa ville. Celui-là ignore de toute évidence le cauchemar qui l’attend et qui le poursuivra sans doute jusqu’aux prochaines élections municipales.
Dans la rue: la socio du 21e siècle
Les événements du lendemain feront peut-être l’histoire, sait-on jamais. Une chose est sûre, «surréaliste» est un euphémisme pour décrire ce qui s’est passé le 30 novembre dans les rues de Seattle. Fermez les yeux un instant et imaginez qu’à l’angle de Saint-Urbain et René-Lévesque, se déroulent simultanément la manif syndicalo sociale de la décennie, les tam-tams de la Montagne et l’émeute de la Coupe Stanley.
La manif syndicale, dirigée par des Teamsters enfourchant leur Harley Davidson, a l’allure d’une marche de cinquante mille pacifistes pilotée par des Hells Angels! Des environnementalistes déguisés en tortues de mer scandent des slogans anti-OMC. Des sectes religieuses, de la droite chrétienne aux disciples de Falung Gong, entonnent des chants religieux. Des fermiers en colère déambulent en dénonçant les magouilles agricoles «omciennes». Des manifestants pro-OMC tentent de survivre dans cet univers hostile. Un peu plus loin, anarchistes cagoulés et membres de street gangs cassent et pillent à qui mieux mieux.
Pendant ce temps, les journalistes de la veille, qui portent désormais des masques à gaz pour couvrir l’événement, se plaignent de leurs conditions de travail à la télé! Fidèles au poste, les touristes japonais filment le tout. Coincé entre trois topless juchées qui crient «Better Naked Than Nike» et dix Robocops directement sortis du prochain épisode de Stars Wars, je me dirige heureusement du bon côté. Les flics, eux, ne savent plus où matraquer, poivrer, gazer, visiblement à court de repères sociologiques. À leur décharge, on le serait à moins. Vivement un recyclage! C’est donc sur fond de musique hip-hop, de bruits d’hélicoptères, d’explosions et de cassage de vitrines, qu’on a là, sous les yeux, un concentré d’à peu près tout ce qui a grenouillé depuis vingt-cinq ans comme mouvement social ou mouvement de rue. Si c’est ce qui nous attend au cours des années à venir, bonjour le 21e siècle!
à l’intérieur: chaos dans un bunker
Il faut donc attendre le jour suivant pour voir la Conférence lancer vraiment ses travaux. Mais dans quelles conditions? Le centre-ville a tout d’une zone de guerre. Y faire commerce est devenu impossible alors qu’y circuler ou y travailler relèvent de l’exploit. À l’intérieur du Convention Center, subitement transformé en bunker haut de gamme, la tension est palpable. Le chaos de la rue, ce mal contagieux, s’y est semble-t-il installé pour de bon.
Des représentants officiels courent comme des hystériques entre la plénière, où se déroule le gros show – interventions officielles des ministres -, et les salons verts (greenrooms), où se joue la vraie partie. Ici, on ne badine plus, seuls les gros joueurs sont admis. Exit donc représentants africains, latino-américains et autres empêcheurs de tourner en rond du libre-échange intégral. On n’a pas le temps de niaiser! Après tout, on dispose d’un gros quatre jours pour s’entendre sur l’agenda des négociations qui s’échelonneront sur trois, cinq, peut-être dix ans.
Et le menu? Littéralement sidérant. Commerce des services, agriculture, culture, investissements, OGM, environnement, commerce électronique, tout y passe. Ne manque peut-être que votre prêt hypothécaire.
Mais pas la peine de s’énerver, l’OMC veille au grain. Elle est DÉMOCRATIQUE, nous clame-t-on depuis longtemps. Ah oui? Les décisions doivent impérieusement s’y prendre par consensus, nous rappelle-t-on. Bon. Alors pourquoi les salons verts aux portes closes devant lesquelles s’agglutinent les représentants des pays pauvres? Que fait-on de ces nombreux pays absents à la Conférence, faute de moyens pour envoyer une délégation? Quelle sorte de justice démocratique attend le Burkina Faso et le Congo, qui arrivent chacun avec leurs cinq négociateurs lorsque le Japon en dénombre quatre-vingt-huit et les États-Unis, quatre-vingt-cinq? Comment justifier le fait que l’escouade d’ONG se révèle dix fois mieux équipée que plusieurs délégations de pays pour traiter de ces dossiers d’une complexité hallucinante?
Cette force de frappe, qui repose à la fois sur une connaissance fine des dossiers, une stratégie communicationnelle brillante et un lobbying acharné, l’armée d’activistes professionnels saura l’utiliser avec efficacité et précision du début à la fin de la Conférence. Assez, en tout cas, pour faire plier les genoux du géant et faire dire à tous les observateurs, au lendemain du sommet, que l’OMC est mûre pour une réforme! Ce revirement est le dernier en lice au cours d’une semaine qui en aura compté plus d’un.
Vendredi soir. Un vent de folie flotte dans la ville toujours assiégée. La grand-messe du libre-échange se termine dans la confusion la plus totale. N’en déplaise aux hôtes du Sommet que sont les grands manitous de Boeing et Microsoft, le «cycle des milliardaires» ne sera pas lancé, du moins pas tout de suite. Le mot de la fin reviendra toutefois à l’ineffable Michael Moore, pas le cinéaste de gauche, mais le directeur général fraîchement élu à la tête de l’OMC qui, à la toute fin de cette débâcle, remerciera Seattle. «Cette ville, quel merveilleux endroit. Si le monde entier pouvait être comme cela!»
Et dans un grand éclat de rire jaune généralisé, ministres et officiels l’applaudiront, réalisant du même coup que la mondialisation vient de cesser de tourner en roue libre.