

Seattle (2) : SalAMI au poivre
À Seattle, ils étaient des milliers à défiler dans les rues, manifestant leur opposition à la libéralisation des marchés. Philippe Duhamel, membre et organisateur de l’Opération SalAMI, était du nombre. Retour sur l’événement, du point de vue de l’opposant.
Nicolas Houle
Vous revenez tout juste de Seattle où vous étiez au cœur des manifestations. Est-ce que la situation était aussi tendue qu’elle ne le paraissait?
J’ai l’impression d’être passé d’un monde à un autre. Quand j’ai quitté Seattle, c’était vraiment une zone de guerre qui, sans être le Kosovo ou la Palestine, leur ressemblait parfois avec ces espèces de policiers futuristes à tous les coins de rues, ces chars militaires qui se promenaient partout, les tirs de balles de caoutchouc, les grenades à détonation sonore et les hélicoptères qui étaient continuellement au-dessus de nos têtes. Ils ont utilisé tout l’inventaire des armes non mortelles qu’ils avaient à leur disposition. Ils ont même utilisé des produits dont je ne connaissais pas l’existence, comme du gel de cayenne, une gelée qui colle au visage. Ça me donne l’impression que des moments comme ceux-là sont des laboratoires d’essais pour eux.
La journée du 30 novembre est sans doute celle qui a été la plus marquante parce que la cérémonie d’ouverture et la plus grande partie des réunions ont été annulées, mais aussi en raison des divers affrontements qui eurent lieu. Comment le tout s’est déroulé?
Dans le centre-ville de Seattle, on se promenait vraiment épaules contre épaules. Les premiers gaz lacrymogènes et les premières balles de caoutchouc qui ont été tirées l’ont été sur des gens absolument pacifiques et non violents, au premier rang, près des barricades policières. Les policiers avaient l’intention de dégager des voies d’accès vers le centre Sheraton de Seattle. Cependant, ces efforts se sont révélés inefficaces puisque même en faisant progresser la barricade, il y avait du monde tout autour.
C’est à partir de là que l’on a vu des groupes de gens masqués apparaître, commencer à briser des vitrines, à renverser des boîtes de journaux, à mettre le feu dans des conteneurs de déchets. Pour moi, c’est évident qu’il y a une partie de ces personnes qui n’étaient là que pour semer la pagaille et si elles n’étaient pas payées pour le faire, elles le faisaient drôlement bien. Même que j’en ai vu frapper des manifestants qui essayaient uniquement d’engager la conversation avec eux.
Ça a joué un rôle dans la détérioration si rapide de la situation et ce ne serait pas la première fois dans l’histoire que des agents provocateurs auraient été engagés par les services secrets et les services de sécurité pour miner la crédibilité d’un mouvement et d’une manifestation.
Beaucoup de gens ont remis en question la couverture médiatique des événements, notamment celle qu’en ont fait les médias américains. Vous vous attendiez à pareil couverture?
C’est clair que dès qu’il y a eu les premiers bris de propriété ou que certains délégués officiels de l’OMC ont été un peu malmenés, les médias s’en sont emparés, mais ça, on le sait, ça fait partie du «jeu». Reste qu’ils ont fait un beau travail de salissage de ce qui s’est fait là-bas parce que dans les faits, on parle de cent ou deux cents personnes sur un total de près de cent mille qui agissaient comme on a pu le voir dans les bulletins de nouvelles.
Considérez-vous que la désobéissance civile est le meilleur moyen de vous faire entendre et qu’elle peut se faire sans violence?
Je reste convaincu que la désobéissance civile est un moyen très puissant pour changer les rapports de force dans une société parce qu’elle s’attaque à la racine de ce qu’est le pouvoir dont disposent les institutions face à nous. Ces institutions-là dépendent d’une dose de consentement qu’on peut retirer par la désobéissance civile. C’est plus que de la non-coopération, c’est de l’intervention. Quand on dit: «Si vous voulez vraiment entrer, il faudra que vous nous marchiez sur le corps», c’est très puissant, mais il faut l’utiliser avec bon jugement, avec stratégie, avec discernement et, pour moi, c’est quelque chose qui ne peut s’exercer qu’avec civilité, avec non-violence, avec respect des individus. Cette stratégie-là est donc incompatible avec l’émeute.
Sentez-vous la sympathie de la population? Par exemple, à Seattle, est-ce que les gens vous ont témoigné leur appui?
Tout à fait. Ne serait-ce que dans le centre-ville de Seattle, il y avait un commerce sur trois qui avait des affiches contre l’OMC dans leur vitrine et quand on se promenait dans les taxis ou à travers la population, on sentait une grosse opposition par rapport à l’OMC. D’autre part, tous les événements que nous [SalAMI] avons organisés au Québec ont fait salle comble; on a dû refouler plusieurs centaines de personnes parce qu’il n’y avait plus de place. Le vent commence à tourner contre le faux discours du libre-échange. Les gens commencent à comprendre que ce n’est pas de la liberté qu’on vend là-dedans, c’est de la manipulation de marché.
Et du côté des politiciens?
Rien, si ce n’est une rhétorique lénifiante servant à apaiser les inquiétudes. Mais quand on regarde le bilan concret, on s’aperçoit bien qu’il n’y a plus d’échine nulle part.
Vous étiez à Seattle pour manifester, bien sûr, mais aussi pour étudier le terrain et vous préparer au Sommet des Amériques qui aura lieu à Québec du 20 au 22 avril 2001. Comment prévoyez-vous faire face à cet événement?
Quand je pense à Québec 2001, je pense à comment on pourrait faire une espèce d’éventail qui se tient dans une main entre les différentes tactiques et les différentes optiques politiques de façon à maximiser les impacts et qu’on sorte de l’espèce de fausse division sur ces plans pour faire sinon un front uni, des alliances stratégiques comme on en fait tant du côté privé: des fusions, des acquisitions, des alliances. C’est ça, je pense, la force du capitalisme mondialisé.
Québec 2001, ce sera trente-quatre pays qui négocieront la zone de libre-échange des Amériques. Je pense que ce sera une occasion unique et historique de montrer que l’on fait notre part dans le monde actuel pour renverser les mécanismes de destruction écologique, économique et sociale qui accompagnent la mondialisation.