

La bataille juridique de Christiane Savary : Tension alimentaire
De 20 000 à 25 000 ménages québécois, surtout des femmes monoparentales, voient leurs chèques d’aide sociale amputés tous les mois du montant de pension alimentaire que leurs enfants reçoivent. Tous les mois, le gouvernement québécois économise au moins 4 millions de dollars grâce à cette mesure. Forte de multiples appuis de taille, une femme a décidé de monter au front afin de dénoncer ce qu’elle croit être une injustice.
Baptiste Ricard-Châtelain
Au cours des prochains jours, notre gouvernement se retrouvera au banc des accusés. Une simple citoyenne, Christiane Savary, entend bien l’obliger à lui restituer les montants déduits de sa prestation d’aide sociale parce que sa fille reçoit une pension versée par le père en vertu d’un jugement de la cour supérieure. Une saga judiciaire commence.
La requête qui sera déposée dans quelques jours marquera l’aboutissement d’une longue lutte entreprise il y a un peu plus d’un an par cette travailleuse sociale résidante de Sillery. Ayant perdu son travail et épuisé ses allocations d’assurance-emploi, elle a dû recourir à l’aide sociale. Toutefois, puisque son enfant reçoit une pension alimentaire, son chèque a été tronqué du montant de celle-ci, ce qui la contraint à en utiliser une partie afin de subvenir à ses besoins. Cela, même si les besoins des enfants ne sont plus couverts par l’aide sociale mais par la Régie des rentes du Québec. «Ça me force à vivre de la pension de ma fille… J’ai droit à l’aide sociale, mais c’est mon ex-conjoint qui la paie. Il a compris qu’il subventionnait l’aide sociale», clame-t-elle.
Est-ce que le gouvernement tombera des nues lorsqu’il sera convié par le procureur de Mme Savary devant les tribunaux? Surpris que les démarches juridiques débutent finalement, après des mois de tergiversations, peut-être. Mais de savoir que la loi est contestable, sûrement pas. Voilà maintes années que des organismes d’envergure, ayant un poids certain, le lui ont indiqué. Il semble qu’il ait préféré ne pas en tenir compte.
Déjà, en novembre 1993, le Protecteur du citoyen avait dénoncé la situation avec force et conjurait le gouvernement d’abolir une telle mesure. «Les sommes reçues à titre de pension alimentaire n’impliquent aucune notion de gain et ne visent qu’à assurer un niveau de vie décent aux enfants qui en bénéficient», peut-on lire dans un mémoire soumis à nos dirigeants. L’organisme recommandait donc d’exempter de cette mesure au moins une fraction substantielle des revenus concernés.
Depuis, l’État a bougé et omet de comptabiliser les premiers 100 $ d’une pension versée à un enfant de moins de cinq ans lorsque le parent gardien est prestataire d’aide sociale. À six ans, on enlève le tout. Ça ne semble pas satisfaire le Protecteur du citoyen. Le 7 décembre, Daniel Jacoby a fait parvenir une lettre d’appui à Mme Savary.
Le Conseil du statut de la femme avait été tout aussi pressant dans ses demandes en mars 1998. Dans un mémoire sur le projet de loi sur le soutien du revenu, on recommandait de ne pas considérer comme un revenu la pension alimentaire pour enfants. Sinon, «l’enfant dont le parent gardien dépend de l’aide sociale pour sa survie ne peut échapper à la fatalité de la pauvreté», y remarque-t-on en caractères gras. «On considère qu’il y a quelque chose qui cloche, que ce n’est pas logique… L’enfant se trouve à être privé», renchérit la directrice de la recherche, Monique des Rivières.
Mais, point n’est besoin d’insister sur cette opinion, le gouvernement Bouchard la connaît très bien. L’actuelle ministre du Travail et de l’Emploi, Diane Lemieux, était présidente du Conseil à l’époque du dépôt du mémoire.
En plus, la députée de Vanier et adjointe parlementaire du ministre de la Solidarité sociale, Diane Barbeau, avait clairement indiqué lors de la dernière campagne électorale que la situation devait être changée. Elle s’était même engagée fermement dans son programme électoral.
Et ce n’est pas tout. La ministre de la Justice et de la Condition féminine, Linda Goupil, a rencontré, en juin, Mme Savary ainsi qu’une autre femme vivant la même problématique, Sylvie Fortin. Toutes deux jurent que la ministre leur a dit qu’il était temps que des femmes se lèvent et dénoncent cette injustice. L’attachée de presse de Mme Goupil, Marie Vaillant, nie. «Si elle ne l’a pas dit, ben on est deux folles et on a fait le même rêve», vitupère Mme Fortin.
Mme Fortin est scandalisée de l’attitude gouvernementale envers les assistés sociaux qui gèrent la pension de leurs enfants. Pourquoi? Contrairement à Mme Savary, elle a réintégré le marché du travail. Maintenant, on ne déduit plus la pension de son enfant de son revenu puisque depuis la réforme du système, les pensions ont été défiscalisées par le gouvernement. Donc, pour l’impôt, ce n’est pas un revenu, mais pour la Solidarité sociale, c’en est un.
C’est d’ailleurs ce qui déplaît le plus à la Fédération des familles monoparentales et recomposées du Québec. «Il y a deux poids, deux mesures… C’est une grosse économie pour le gouvernement, sur le dos des plus pauvres, déplore avec véhémence l’agente de développement, Claudette Mainguy. La pension qui est versée aux enfants doit rester aux enfants.» Selon elle, la procédure actuelle ne fait qu’appauvrir davantage des familles vivant déjà dans la précarité.
Même constat au Groupe de recherche en animation et planification économique. Le coordonnateur, Marcel Paré, croit qu’il est plus que temps qu’un véritable débat ait lieu sur l’iniquité possible entre travailleurs non imposés et assistés sociaux «coupés».
M. Paré fait en outre valoir qu’une victoire de Mme Savary aurait des répercussions favorables pour tous les ex-couples vivant le même dilemme. «Si elle gagne, ça pourrait même améliorer les liens entre père et mère. Ça donnerait un rôle plus significatif aux pères», juge-t-il. Il se demande comment un père qui sait que la pension qu’il verse paiera le loyer plutôt que les sorties de son enfant puisse être enclin à respecter le jugement. Beaucoup de tensions donc entre les «ex».
«L’État gagne où?» se questionne également M. Paré. Les enfants ayant moins d’argent afin de subvenir à leurs besoins seraient plus fréquemment atteints par la maladie et moins performants en classe que la moyenne. Des coûts sociaux difficilement comptabilisables mais bien réels.
La porte-parole de l’Association des CLSC et CHSLD du Québec, Lisa Massicotte, abonde dans le même sens. «On est préoccupé du bien-être des enfants. C’est un préjudice aux enfants.» Selon elle, ce sont eux les plus pénalisés par cette mesure.
Et les appuis en ce sens fusent de toute part. Dans des lettres de soutien envoyées à Mme Savary dont nous avons obtenu copies, l’Association des pédiatres du Québec, l’Ordre professionnel des travailleurs sociaux, l’Association des centres jeunesse, la Fédération des médecins omnipraticiens, l’Association des psychoéducateurs, le Comité de la condition des femmes de la CEQ, l’Archidiocèse de Québec et l’Assemblée des évêques du Québec, entre autres, guidés par un souci d’équité pour les enfants, ont tous appuyé les récriminations de la plaignante.
Hausse d’impôt?
Mais, la directrice générale du Secrétariat à la condition féminine explique bien pourquoi le gouvernement hésite depuis si longtemps à modifier sa législation. «Ça se pose surtout sous forme d’équité.» L’équité dont il est question est celle envers les contribuables qui devront supporter à même leurs impôts un changement dans le mode de calcul.
Argument qui ne tient cependant pas la route, selon la porte-parole de l’Association féminine d’éducation et d’action sociale. «On a, comme société, des choix à faire… Faire de l’argent sur le dos de ces personnes, c’est un non-sens.» Elle s’interroge: est-il préférable d’améliorer le niveau de vie des enfants recevant une pension alimentaire et dont le parent gardien est assisté social ou bien de subventionner des équipes de sport professionnel?
Le ministre de la Solidarité sociale, André Boisclair, a préféré ne pas commenter, le dépôt du dossier devant les tribunaux étant imminent.
Recours collectif…
Si Christiane Savary ressort victorieuse des tribunaux, on assistera à une mobilisation exceptionnelle des groupes dédiés à la défense des droits des assistés sociaux afin de mettre en branle un recours collectif.
«Ça a des impacts pour l’ensemble des citoyens dans la même situation… Ça va nous donner des armes», lance avec espoir le coordonnateur du Front commun des personnes assistées sociales du Québec (FCPASQ), Jean-Yves Desgagnés. Le Front supporte donc Mme Savary dans toutes ses démarches. «Il y a quelques millions en jeu… C’est l’avenir de 25 000 familles… Derrière cette cause-là, il y a des enfants pauvres qui souffrent.»
Précédemment, le FCPASQ voulait entreprendre un recours collectif sans avoir à porter la cause de Mme Savary devant les tribunaux. Mais la tactique a évolué et on a décidé de demander à la cour, dans un premier temps, si son jugement interdisant à la mère d’utiliser l’argent versé à l’enfant prime sur la loi.
Pour le procureur de Mme Savary, Me Pierre Fortin, il faut donc expliquer à la Cour que les dispositions de la loi sur la sécurité du revenu «place Mme Savary dans l’obligation de se servir de cet argent [la pension alimentaire]». S’il gagne, le jugement fera jurisprudence et permettra d’appuyer une demande de recours collectif.
Le coordonnateur à la loi sur le soutien du revenu de l’Association de défense des droits sociaux du Québec métropolitain, Christian Loupret, demeure néanmoins très terre à terre. «La lutte juridique, c’est quelque chose qui est long.» Selon lui, le gouvernement québécois, s’il perd, portera immédiatement le jugement en appel. Le combat ne fait donc que commencer.