Société

Images de fin de siècle : Les trois rois mages et leur berger

par Léo-Paul Lauzon, Chaire d’études socioéconomiques de  l’UQAM

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Revenons un peu en arrière si vous le permettez.

Nous sommes alors au mois de novembre 1996, à la fin du Sommet sur l’emploi. Nos trois rois mages que sont André Bérard, de la Banque Nationale, Claude Béland, du Mouvement Desjardins, et Jean Coutu, des Pharmacies Coutu, ont raison d’être dans un tel état d’allégresse car ils ont encore une fois beaucoup donné aux Québécoises et aux Québécois. Leur joie est profonde car leur foi est profonde. Comme à la conférence socioéconomique tenue au mois de mars précédent, les participants de toutes allégeances et de toutes croyances (patronat, syndicats et gouvernement) ont de nouveau fait l’unanimité sur l’atteinte du déficit zéro en quatre ans; sur une loi qui interdira au gouvernement du Québec de faire des déficits budgétaires; sur l’instauration de l’économie sociale; sur la création d’un fonds de lutte à la pauvreté; sur la fiscalité des individus et des entreprises, etc. On y a maintes fois entendu les termes verveux de partenariat, de concertation et de consensus. À la sortie du sommet, le consensuel Gérald Larose de la CSN avait qualifié cette rencontre de «journée historique», et le concerté André Bérard avait dit qu’«on avait eu un beau Sommet». Même Jésus-Christ de Nazareth dans ses rêves les plus fous n’avait jamais essayé de réaliser une telle alliance. Ce que la foi peut faire, mon frère et ma soeur.

On s’était aussi entendus pour créer trente-cinq mille emplois en trois ans, sans spécifier toutefois de quel type d’emplois il s’agissait. Mais l’important n’est-il pas de mettre tous les chômeurs au travail, peu importent le contexte et les conditions? C’est bon pour les statistiques du chômage, n’est-ce pas? Oh que les syndicats étaient contents – même si, quelques mois plus tard, soit en février 1996, le gouvernement péquiste annonçait l’abolition de dix-sept mille emplois dans la fonction publique du Québec, des compresssions salariales de 6 % à ses commis d’État, et la coupure de quelques milliards de dollars en santé, en éducation et à la sécurité du revenu. Bof, il en fallait beaucoup plus pour amener Gérald Larose de la CSN et Clément Godbout de la FTQ à briser cette belle union avec leurs frères et leurs soeurs du gouvernement et du patronat.

Comme nous sommes entrés dans l’ère de l’adaptabilité, les mages d’aujourd’hui ne sont plus ce qu’ils étaient. Fini, ces rêveurs que sont les philosophes qui nous entretenaient hélas trop souvent sur cette notion absurde qu’est la Cité. Au gouvernement, on fait maintenant appel de plus en plus à des affairistes et à des opportunistes comme François Legault à l’Éducation et Pauline Marois à la Santé. Pour diriger Hydro-Québec, on a fait appel à Jacques Ménard, de la Banque de Montréal, et à André Caillé, anciennement de Gaz Métropolitain; et au comité sur la déréglementation, Lulu fait nommer Bernard Lemaire, propriétaire de Cascades et de Boralex. Ce sont ces gens que l’on qualifie dorénavant de «sages».

Revenons à l’ineffable André Bérard. C’est bien lui qui, en avril 1995, devant le Canadian Club d’Ottawa, avait dit qu’il fallait abolir la gratuité dans les services publics, fermer certaines régions et laisser les plus pauvres se défendre entre eux en leur en donnant encore moins. Cela n’a pas empêché toutefois la Chambre de commerce du Québec de lui décerner en 1998 le Prix du philantrope de l’année. C’est bien lui qui, en 1997, avait suggéré aux entrepreneurs de «s’acheter une couple de bons articles» afin de mieux faire passer leur message apostolique et de soigner leur sainte image. C’est encore lui qui préconise l’économie sociale et la privatisation des soins de santé publique tout en prenant bien soin de dire que la Banque Nationale s’intéresse fortement à ce secteur économique prometteur.

Quant au magnanime Jean Coutu, c’est pour le plus grand bien des Québécois qu’il s’est montré favorable à l’exportation massive de notre eau publique; qu’il s’est obstiné jusqu’au dernier recours à vendre des produits du tabac dans ses pharmacies; qu’il deviendra actionnaire des Expos tout en étant évidemment favorable à une aide gouvernementale substantielle à ces derniers; et qu’il s’est également intéressé à investir dans les soins de la santé, qu’il aimerait mieux voir entre les mains du privé. Il répète aussi souvent que l’incertitude politique nuit énormément à la business.

Quant au dernier mage de la photo, le débonnaire Claude Béland, il a fait de Desjardins une coopérative au service de la classe dominante. Ainsi, sa coopérative «capitaliste» et ses économistes trouvent que les hausses avant taxes de 180 % du prix du baril de pétrole à la dernière année sont un juste retour à la normale pour les consommateurs et les pétroliers; que même si l’économie file à vive allure, il ne faut pas que les travailleurs s’attendent à des augmentations de salaires; et que le développement économique du Québec passe obligatoirement par une baisse radicale des impôts. J’oubliais: Desjardins, à titre d’actionnaire important de Culinar et de Celliers du Monde, n’avait aucune objection à vendre ces entreprises québécoises à des étrangers. Le nationalisme économique étant devenu un péché capital dont il faut se confesser au plus «Christ», tout le monde sait ça.

Quant à notre berger adoré, le vice-premier ministre du Québec monsieur Bernard Landry, il ne cesse de répéter qu’il respecte ces mages au plus haut point. D’ailleurs, au printemps de 1998, il a fait cadeau d’un montant de huit millions par année, je dis bien à chaque année, à la Banque Nationale et à Desjardins. Il s’agit d’une aide gouvernementale obtenue grâce à du tripotage fiscal d’accommodateurs dont seul Bernard Landry est rendu le maître incontesté .

Même la ministre «socialiste» Louise Harel est venue à la défense du geste, d’un goût douteux, posé par son supérieur en disant que les banques aidaient les démunis. À titre de ministre de la Sécurité du revenu, elle doit bien savoir de quoi elle parle. Du moins on l’espère! Probablement que ladite ministre a fait un malencontreux lapsus et qu’elle a voulu dire que les banques…. alimentaires aidaient les «pokés» de la société!

En 1998, dans un autre volubile de ses nombreux sermons sur la montagne (Mont-Sainte-Anne), le berger Landry s’est adressé au peuple en ces termes émouvants: «La population souffre, c’est vrai. Mais la consolation, c’est d’assainir les finances publiques du Québec. L’opération n’est pas terminée, mais elle est en bonne voie. Et l’espoir est bon.» Sa devise pourrait donc se lire à peu près comme suit: «Il faut beaucoup souffrir pour avoir un beau déficit zéro»; ou encore: «Ce qu’il faut de déficit humain pour atteindre le déficit budgétaire zéro.» De toute façon, en bons chrétiens que nous sommes, nous savons pertinemment tous et toutes qu’il faut beaucoup souffrir sur terre pour gagner son ciel. Merci Bernard de tant nous aider sur terre afin que nous ayons notre place assurée au paradis. Tu es notre bonne étoile et tu le seras pour les siècles des siècles, amen.

Vous le voyez bien, avec ces quatre disciples dédiés corps et âme à la cause des intérêts supérieurs de la collectivité québécoise, le prochain millénaire s’annonce prometteur en termes d’équité. Fini, les inégalités sociales. N’oubliez pas que dans la nouvelle version de l’Évangile, ce sont les mages du privé qui guident nos bergers politiques pour le plus grand bien de toutes et de tous. Tant de bontés qui déferlent sur nous fait que nos trois rois mages et leur berger devraient être les premiers à être canonisés de leur vivant, et ce, si possible, avant la venue du prochain millénaire.

En terminant, j’aimerais souhaiter paix sur Terre aux femmes et aux hommes de bonne volonté; et bonne souffrance aux «privilégiés» pour l’année 2000. Car souffrir sur Terre est devenu un priviliège, qu’ils nous disent.