Le fameux regard de Jean-Paul Riopelle. Un regard sombre, intense et pointu, auquel on s’est plu à prêter toutes sortes de vertus, que ce soit celle de distinguer la trajectoire d’une oie blanche au ras des vagues, ou celle de percer le mystère de la lumière picturale. Un regard de «trappeur supérieur», pour utilisée l’expression mille fois reprise d’André Breton, capable de saisir à la fois le réel et son reflet, l’art. On connaît le refrain.
Voir Riopelle maintenant comme ça, son regard retranché sous d’épais verres fumés, les traits quand même dignes face à l’objectif, c’est un peu contempler la fin d’un monde et la fin d’une certaine idée de l’art. Dans ce monde, les artistes étaient des surhommes, et leur oeuvre, une aventure prométhéenne. Il y avait de vastes horizons à conquérir, la surréalité, l’abstraction, et ces conquêtes transformeraient la société. Du moins, c’est ce qu’on croyait; ou, en tout cas, ce qu’on voulait bien croire.
Le XXe siècle emporte avec lui dans l’histoire le projet artistique moderne, si tant est que ce fut un projet, et son messianisme, et sa naïveté, comme sa mythologie qui tenait parfois de l’opéra bouffe. Fini, les excommunications d’André Breton, la géniomanie puérile de Dali, les querelles sans fin sur le copyright du dripping, de même que les numéros galvaudés du salut par l’art et du Refus global. Très bien, bravo, merci. L’entreprise de déboulonnage des trente dernières années nous aura quand même permis d’y voir plus clair dans la mécanique qui lie l’art à la société. Les artistes ont désormais mieux à faire que de prétendre sauver le monde.
Mais finis aussi les excès, la folie des grandeurs et la passion, sans laquelle, disait Hegel, «rien de grand dans l’histoire ne s’accomplit». Disparus, pour faire place aux stratagèmes sémiotiques et aux demandes de bourses. D’excentriques ou de grands flambeurs devant l’Éternel qu’ils ont cherché à être, les artistes sont devenus d’honnêtes professionnels de la Culture. Dans ce nouveau décor, les quelques rares survivants de l’ancien régime, dont Riopelle, ont immanquablement l’air perdu, comme des acteurs de drames antiques égarés au septième étage et demi d’un édifice à bureaux. La scène pourrait être grotesque. Elle ne l’est qu’à moitié.