1984. J’étudie la socio à l’UQAM. Seuls les plus tripeux des profs, les flyés du concept, osent parler de «société civile». Nous, les étudiants, nous nous y perdons. C’est vrai qu’elle est difficile à visualiser, la société civile… L’État, c’est facile: c’est quelque chose sur lequel on fesse à coups de massue gauchisante, ou dont on raccommode le filet social avec de la crazy glue idéologique.
Mais la société civile…
Cette même année, les profs ancrés dans la réalité font recette avec des cours sur la société des loisirs. Voilà l’avenir. La joyeuse confrérie des loisirologues patentés s’apprête à distraire des cohortes entières de guillerets syndiqués enfin libérés de la semaine de quarante heures. La guéguerre fait rage dans les salles de cours, et les loisirs l’emportent par blanchissage sur les théoriciens de la société civile qui, honteux, se reconvertissent dans le virage multimédia. Grosses subventions, fin de l’épisode.
1999. La société civile is back and well and alive!
Épi de maïs géant deux couleurs et tortue de mer manifestant aux côtés des teamsters à Seattle; citoyens attentifs protestant contre la privatisation de l’eau à Franklin; paysans en colère en France ou conspuant Hydro en Estrie; consommateurs faisant reculer McCain et ses patates transgéniques…
D’abstraite qu’elle était, la société civile s’incarne et s’organise, multiforme et intempestive. Après des années de cynisme et de découragement, voilà le scepticisme et l’action.
La «manière» société civile? Face à ce qu’il y a de plus abstrait, décourageant et sans visage (transactions monétaires virtuelles, globalisation, sociétés transnationales, États à la logique marchande), opposer le concret et le vivant, opérer un travail de sape manuel; une bonne vieille dissidence du terroir, à ras les pâquerettes (sans OMG). L’horreur économique avance voilée? La société civile aura des noms, des visages: Laure Waridel marchant à Seattle, Ricardo Petrella donnant des conférences, Richard Desjardins faisant la vraie job des journalistes, José Bové militant contre la McDoïsation du Larzac, Philippe DuHamel enseignant le sit-in 101 à une grand-mère, Hélène Pedneault organisant des meetings contre la privatisation de l’eau…
Les effets sont là, déjà. Capotage de l’AMI à Montréal. Fiasco de la conférence de l’OMC à Seattle, une globalisation des solidarités qui s’installe, une information qui fait son chemin jusqu’aux citoyens et, surtout, le sentiment que tout n’est pas joué d’avance, que si on sait (ensemble) s’y prendre, on y peut quelque chose. Si le XXe siècle s’est achevé en 89 avec la chute du mur de Berlin, le XXIe siècle a peut-être débuté le 3 décembre 99 à Seattle…
Je vois dans cette émergence de la société civile un signe réellement encourageant que demain ne sera pas fait que de rationalisation et de logique aveugle. J’y vois aussi une solution de rechange à des formes parfois désuètes d’opposition; des partis aux syndicats traditionnels, un moyen efficace de faire entendre la voix des citoyens.
Maintenant, après le grand coup porté à Seattle, comment savoir quand la société civile aura gagné droit de cité? Ce sera quand Réjean Tremblay en fera une mini-série dont l’héroïne, une militante sexy en jarretelles sous son costume de dauphin blessé, détournera de son logiciel de golf virtuel un sociologue des loisirs ayant vendu son âme à Microsoft!