Société

Images d’une fin de siècle : Miss Monde

par François Desmeules

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Picasso, peintre du siècle; Hitler, criminel du siècle; Thomas Edison, inventeur du siècle; Armstrong, explorateur du siècle; Einstein, scientifique du siècle; Jésus, déité du siècle. Un peu avant la cloche, le siècle décerne ses prix. Ce genre d’exercice privilégie généralement ce qui saute aux yeux dans notre environnement immédiat. Qui mentionnerait les noms oubliés de Germaine Richier, Robert Peary, Malcolm Lowry ou Emily Earhart au nombre des candidats devrait remonter aux années 1920, 1930, aussi bien dire au déluge.

C’est donc strictement because le chauvinisme des Français que Céline Dion, devancée par Édith Piaf, a manqué de peu le titre de chanteuse francophone du siècle. Certains esprits critiques voudront s’en réjouir, mais au jeu des mérites comparés, tout n’est pas qu’une question de goût.

La mégastar m’apparaît symptomatique de l’époque qui la porte. Un siècle marqué par deux tendances sociales et géopolitiques apparemment contradictoires, par deux mouvements distincts et inséparables comme le battement du coeur: expansion et contraction, flux et reflux.

Apparemment marqué surtout dans sa première partie par la fragmentation des États, le XXe siècle, en courant vers sa fin, favorise un individualisme forcené, encouragé par la multiplication des goûts et des couleurs, le désir de se créer des identités particulières afin de se distinguer au sein des collectivités.

Des résistances s’organisent contre l’homogénisation de la planète?

Je ne suis pas de ceux qui pensent, aux vues de Seattle, de la petite mobilisation sociale actuelle, que ce phénomène s’inversera. Que l’Occident sera envahi par une subite conscience sociale. Pas plus que je ne crois que, parce que les jeunes se rassemblent dans des raves au lieu de fumer en groupe à la sortie des église, il s’agisse d’un phénomène d’identification susceptible de s’opposer aux crises identitaires individuelles.

Faut-il voir dans la guerre pour l’indépendance une affirmation des sociétés permettant d’adhérer subséquemment en toute quiétude à de grands ensembles? D’autres y ont réfléchi. Un fait indéniable demeure: cette planète compte plus de nations qu’au début du siècle.

Avec sa centaine de millions de disques vendus, la chanteuse filiforme pourrait prétendre au titre de vendeuse du siècle. Le succès de ses chansons édulcorées fabriquées sur commande pour le plus grand nombre est proprement hallucinant: peut-être est-ce parce que, comme tant d’autres, elles ne visent que le grand dénominateur commun entre les êtres: l’amour. Love. Amor, Amore, Liebe, Ajapi, Lioubav.

Love Can Move Mountains, To Love You More, My Heart Will Go On, Power of Love, chansons prêtes-à-porter-presque-parfaites. Ceci vient-il contredire les tendances individualistes de nos sociétés? Ne confondons pas commerce et sentiments.

Ce discours à la thématique apparemment homogène repose lui-même sur deux pôles, expansion et contraction, et voici peut-être l’une des raisons de son success.

Un: expansion. L’amour version 1999, tout comme la fortune et la richesse, n’est qu’une forme d’accomplissement permettant de se hisser un peu plus haut dans l’échelle des êtres et de conquérir le monde «I am the king of the world».

Deux: contraction. L’amour, sentiment noble faisant fi du reste, demeure le seul refuge, le lit douillet où, à deux, l’on peut supporter sa condition ou mieux, échapper à ce monde mercantile, étouffant, pollué.

En distillant du sentiment à l’état pur aux auditeurs de Phnom Penh de Shanghai, de Jacksonville, comme de Saint-Constant, la chanteuse énumère toutes les illusions auxquelles adhèrent les hommes pour justifier leur existence. Pendant qu’ils filent comme le Titanic vers une mort hasardeuse, le temps se transforme en argent.

McDonald’s inc., Microsoft inc., Coca-Cola inc. ou Céline Dion inc. appartiennent au meilleur des mondes, celui de Huxley. Celui qui privilégie une expansion mondiale basée sur des stratégies clientélistes où la fonction crée l’organe. Ce produit multinational terriblement apolitique ne se soucie pas plus des critiques occupées à applaudir la réussite financière, le travail et l’acharnement, que des frontières. Pourtant, l’entreprise se fonde sur une femme qui ne manque jamais l’occasion de rappeler avec générosité sa spécificité en évoquant ses origines, papa, maman, la tourtière, et qui se réfugie dans le couple, le sommeil et un mutisme total entre les concerts…

Une chanteuse mondiale pouvait-elle émerger d’autre chose que d’une société qui revendique son indépendance depuis 200 ans?

Dion confronte le Québec avec plusieurs de ces cauchemars. Québécoise-Canadienne, Canadienne francophone bilingue, elle pourra servir d’inspiration à ce discours rassembleur selon lequel même la mondialisation favorisera l’indépendance des sociétés et des individus au siècle prochain. Y croyez-vous?