

Le temps des Fêtes dans l’industrie du taxi : Taxi blues
Pour bien du monde, temps des Fêtes rime avec party de bureau. Pour les chauffeurs de taxi, c’est le début d’un petit enfer annuel. Mais après des mois de vache maigre, c’est un enfer essentiel. Au menu: vomi et insultes. Leur année en concentré.
Matthieu Dugal
C’est un secret de polichinelle: on ne vit pas riche dans l’industrie du taxi. Une récente étude menée par la firme SECOR pour le Regroupement québécois du taxi mentionnait qu’un chauffeur devait travailler en moyenne 93 heures par semaine pour gagner un salaire d’environ 36 000 $. Claude Lussier, chauffeur chez Taxi-Coop depuis 10 ans, trouve ce chiffre un peu exagéré, lui qui aligne tout de même régulièrement des semaines de 60 heures. «Le marché a beaucoup baissé ces dernières années, on dirait que ça n’a jamais vraiment repris après la récession du début des années 1990.» Dans ce contexte, le temps des Fêtes est une période bénie où le chiffre d’affaires double, triple et même quadruple pour quelques chanceux. «Et en plus, pour nous, le mois de novembre, c’est vraiment le mois des morts. C’est comme si les gens arrêtaient de dépenser en attendant les Fêtes.» Pour Claude, pas question donc de prendre des vacances. «Surtout que dans le mois de janvier, ça retombe pas mal aussi.» Condamnés à suivre les cycles de richesse et de pauvreté de leurs clients (les fins de mois, les chauffeurs en subissent aussi les conséquences), ils sont donc condamnés à surfer sur les rares vagues de prospérité. Et quand les affaires vont bien, on fait forcément moins la fine bouche.
Une période épouvantable
De toute façon, faire la fine bouche quand la banquette arrière de ton auto s’imprègne lentement des vomissures de ton client, ce n’est pas vraiment une bonne idée. Car si le mois de décembre amène des dollars par milliers dans les portefeuilles des chauffeurs, c’est aussi la période la plus éprouvante de l’année. Gaston Paradis, un chauffeur indépendant, déteste le mois de décembre, et ce n’est pas par sentimentalité. «Durant le temps des Fêtes, la clientèle change beaucoup. En général, on voit beaucoup plus de gens riches, des cadres, des professionnels, des gens qui ne prennent pas souvent le taxi. Quand tu rajoutes l’alcool, à cause des partys de bureau, tu as le mélange parfait pour te faire insulter. Souvent, cette clientèle a plus tendance à se sentir supérieure à nous, à nous snober. Et il y en a beaucoup plus dans le temps des Fêtes. C’est dur à la longue.» Le monde soûl, une clientèle plus ou moins disciplinée, les chauffeurs de taxi affirment en voir à longueur d’année, mais en décembre, c’est l’année qui se résume dans un mois.
Surtout que la plupart du temps, il ne suffit que d’une étincelle pour faire enrager un client. Passer sous un feu jaune, prendre un itinéraire inhabituel et c’est l’engueulade, quand ce n’est pas plus. «Un client m’a déjà foutu un coup de poing au visage parce que j’avais pris un itinéraire qu’il ne connaissait pas», raconte Khalid Mehdane. Et même si les tueurs sont rares, les chauffeurs vivent une espèce de violence banalisée qu’ils trouvent difficile à dénoncer.
Une police coupable?
Ben Mouffok, un vieux routier de Taxi-Québec, en a long à dire sur ces mauvais clients, qui se donnent étrangement le mot pour sortir en décembre. «Je ne comprends pas pourquoi les gens ne nous respectent pas, les insultes et les engueulades, s’ils faisaient ça dans la rue, on pourrait les arrêter, mais qu’est-ce que tu veux que l’on fasse, on ne peut pas amener nos clients au poste de police pour déposer une plainte. De toute façon, la police se fout pas mal de nos conditions de travail.» «C’est inexact, répond la constable Line Jacques, responsable des relations publiques à la Police de Québec. On traite les taxis comme n’importe quel autre groupe. Le problème auquel on est confronté avec les taxis est le même qu’avec le restant de la population. Les gens hésitent à signaler les infractions mineures, ils attendent que ce soit grave avant d’appeler la police. Il ne faut pas que les chauffeurs hésitent à nous appeler, même quand c’est mineur. C’est seulement quand il y a une plainte que l’on peut faire quelque chose.» «Oui, mais porter plainte durant tes heures de travail, ça te fait perdre des courses, ça touche ton salaire», rappelle Frédéric Morin, au volant depuis sept ans. Le chauffeur précise également que le travail des policiers peut même parfois avoir des conséquences négatives sur la paie des chauffeurs. Particulièrement dans les quartiers plus «chauds». «Récemment, j’ai amené une cliente à une adresse connue dans le quartier Saint-Roch pour être un lieu de trafic de drogue, elle m’a dit de l’attendre, qu’elle ne serait pas partie longtemps. Quand elle est ressortie, une auto de police est arrivée et a arrêté ma cliente. J’ai perdu ma course.» La solution réside-t-elle dans une meilleure sélection de la clientèle? «On n’est pas vraiment en mesure de sélectionner nos clients.»
Savoir gérer son auto
Mais selon Claude Lussier, il faut apprendre à savoir gérer son auto quasiment comme un bar, avec autorité. Et comme un commerce, pas question de se le faire salir, ça fait fuir la clientèle. «Je le sais quand j’embarque quelqu’un de soûl qui va renvoyer partout. Quand c’est un pilier de bar qui sent la robine à plein nez, pas de problème. Mais quand j’embarque des jeunes adolescentes qui arrivent d’un party, je ne prends pas de chance, je leur donne un sac, j’ai déjà eu des surprises…» Même si l’alcool au volant fait de moins en moins de victimes, il semble donc qu’il ait trouvé une nouvelle vocation sur les banquettes arrière des taxis. Claude Lussier est d’ailleurs formel: «Le gros problème, c’est l’alcool, ça rend le monde fou. Moi, je fais de la musculation et comme ça j’ai moins de problèmes, mais c’est vrai qu’il y en a qui se font plus écoeurer.»
Et Noël dans tout ça? Que fait un chauffeur le 24 au soir? Tous affirment qu’ils vont travailler, 24 et 31 compris, bogue ou pas. Frédéric Morin affirme qu’il trichera néanmoins un peu. «Je vais quand même aller donner mon cadeau à ma blonde, pis surtout je vais aller chercher les miens!» Après, ce sera le temps d’aller reconduire les pères Noël qui auront égaré leur traîneau. C’est pas un cadeau.