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Yves Manseau : Le bon, la brute et l’itinérant
Le président du Mouvement Action Justice, YVES MANSEAU, en a plus qu’assez de l’abus de pouvoir des forces de l’ordre. C’est pourquoi il a la ferme intention de faire payer la note aux policiers responsables du camouflage et de la brutalité policière dans l’affaire Lizotte. Entretien avec un militant qui n’a pas la langue (ni ses mains) dans sa poche.
Tommy Chouinard
Photo : Benoit Aquin
Lorsque les forces de l’ordre cafouillent, Yves Manseau fouille. En fait, le président du Mouvement Action Justice (MAJ), un groupe de surveillance civile de la police, scrute les moindres (mais surtout mauvais) faits et gestes des policiers. Et ce, de très près: les locaux du MAJ se situent à deux pas du quartier général de la Sûreté du Québec! Sur son bureau, couvert de découpures de journaux, Manseau a récemment vu tomber un nouveau cas: l’affaire Jean-Pierre Lizotte, cet itinérant passé à tabac par deux policiers du SPCUM devant le chic Shed Café, le 5 septembre dernier, et décédé à l’hôpital, le 16 octobre, des suites de ses blessures. Pour le militant, cette bavure représente le symbole d’une police plus «Robocop» que jamais.
Richard Barnabé, Marcellus François, Martin Suazo, Anthony Griffin. Jean-Pierre Lizotte s’ajoute à la liste des vingt cas de décès reliés à la brutalité policière survenus durant les douze dernières années au SPCUM, selon Manseau. Une raison de plus pour lui de monter aux barricades. En effet, le MAJ a déposé trois plaintes en déontologie policière contre le SPCUM et la Sûreté du Québec (SQ), réclamé une enquête publique sur le décès de Lizotte, formé la coalition «Justice pour Jean-Pierre Lizotte» avec d’autres organismes, et invite les citoyens à descendre dans la rue, le 22 janvier prochain, lors d’une manifestation de solidarité. Décidément, pour Yves Manseau, le temps est venu de frapper sans ménagement sur la brutalité policière.
En fait, Manseau s’acharne sur les abus policiers depuis 1995. Lors d’un rassemblement contre l’organisme d’extrême droite Human Life International, ce simple citoyen est faussement accusé d’avoir frappé un agent de la paix. La même année, il met sur pied le groupe Citoyens opposés à la brutalité policière, souvent perçu comme radical. Puis, il tente de donner une image plus sereine, mais tout aussi mordante, à son discours en fondant le MAJ en 1998. Manseau est alors devenu un interlocuteur crédible: son argumentation a notamment été entendue à la commission Poitras, chargée d’enquêter sur la SQ.
«Je suis connu de tous les policiers du SPCUM», lance-t-il fièrement, sourire en coin. Vérification faite, un sondage maison réalisé auprès d’agents le confirment. «C’est sûr que son nom circule, car il parle beaucoup de nous, plus en mal qu’en bien, confie un policier. Il dérange.» Tellement qu’il est passé à deux cheveux d’être expulsé d’une conférence de presse sur l’affaire Lizotte en réclamant ni plus ni moins que la tête du directeur du SPCUM, Michel Sarrazin. Comme quoi un militant ne perd jamais son franc-parler…
Quelles fautes, selon vous, ont été commises par les policiers dans le cas Jean-Pierre Lizotte?
L’affaire Lizotte est l’un des pires cas de brutalité policière de toute l’histoire du SPCUM. Lizotte, un itinérant sans défense, d’à peine cent livres, était inoffensif et ne faisait que crier. Selon les témoins, l’intervention des policiers a été démesurée. Il était retenu par un portier, tandis que les deux policiers le frappaient. Puis, Lizotte s’est écroulé dans une mare de sang et ne s’est jamais relevé. Les policiers l’auraient traîné dans l’auto-patrouille, et il est arrivé à l’hôpital paralysé. Je pense que la gravité de la bavure explique l’ampleur du camouflage réalisé par les policiers.
Par camouflage, vous entendez les «difficultés de communication» au sein du SPCUM lors de l’enquête sur le cas Lizotte?
Absolument. Selon moi, le camouflage concerne surtout le directeur du SPCUM, Michel Sarrazin. Le fait qu’il ait appris un mois plus tard l’existence d’une enquête sur les agissements de ses policiers [soit le 18 octobre, deux jours après la mort de Lizotte, lorsque l’enquête a été confiée à la SQ] est presque impossible. Le chef est toujours informé dans ces cas-là. Il y a peut-être eu une erreur de transmission de l’information… Si c’est le cas, c’est tout aussi grave.
Pire encore, lorsque Sarrazin a été mis au courant de l’enquête, il n’a pas cru bon d’informer la population et le ministre de la Sécurité publique [qui a appris la nouvelle le 19 novembre]! Pourtant, une règle très connue du Guide des pratiques policières l’oblige à le faire sans délai lors d’un décès survenu durant une intervention policière. Aujourd’hui, le directeur mène une enquête administrative sur la transmission des informations afin de trouver le problème, alors que c’est lui qui est dans l’erreur! C’est comme si j’enquêtais sur un vol que j’aurais commis moi-même! La population ne saura jamais la vérité sur cette affaire. C’est sûr.
Aussi, les méthodes d’enquête utilisées par la SQ et le SPCUM étaient douteuses. Par exemple, ils ont tardé à interroger des témoins. Et c’est bien connu, plus un témoignage arrive tard, moins il est crédible. Pour camoufler la brutalité, les policiers ont aussi étalé sur la place publique le passé de Lizotte, un drogué bien connu du milieu policier. Bullshit! Ils voulaient démoniser la victime, c’est tout! Les citoyens se disent alors que Lizotte a couru après, qu’il a été l’artisan de son propre malheur…
Lizotte était un itinérant et Martin Suazo, un marginal et un voleur à l’étalage… La brutalité policière a-t-elle sa clientèle?
Quand j’ai commencé à étudier la brutalité policière, j’ai constaté qu’elle était de nature raciale. Les minorités ethniques s’avéraient les principales victimes. Pourtant, des efforts de la part des policiers ont fait diminuer le nombre de cas de violence. La brutalité s’est alors tournée vers les marginaux: les jeunes de la rue, les itinérants, les prostituées. Lizotte était un sans-abri. C’est pourquoi le camouflage de la police fonctionne: un itinérant, ça ne compte pas. Si un homme d’affaires important avait été tabassé, l’histoire aurait pris une tournure différente. Tous les humains sont égaux, mais certains plus que d’autres…
Les jeunes marginaux sont visés par la répression. Par exemple, les policiers savent que les manifestations de jeunes sont peu populaires auprès des citoyens, notamment parce qu’elles entravent la circulation. Ils se sentent donc mandatés pour exercer leur pouvoir avec vigueur. Ils sortent l’artillerie lourde de l’escouade anti-émeute à la moindre occasion!
Le MAJ reçoit des dizaines d’appels par semaine. Mais jamais un Hell’s ne nous a appelés parce qu’il aurait reçu une claque d’un policier! Les plaintes proviennent des démunis. Par exemple, les personnes itinérantes atteintes de troubles mentaux sont souvent incomprises par les policiers. Ces derniers décodent difficilement leurs comportements bizarres et sentent leur propre autorité menacée. Et ils n’aiment pas beaucoup ça. Utiliser la force au moindre signe de provocation devient alors une solution de facilité.
À la lumière des décès survenus lors d’interventions policières et du tollé soulevé par la mort de Jean-Pierre Lizotte, quelle tendance se dessine au chapitre de la brutalité policière?
Il y a plus de brutalité qu’avant. Le dernier rapport de la Commission de déontologie policière du SPCUM est clair: les plaintes d’abus de pouvoir et de brutalité ont augmenté de 26 % durant la dernière année.
La cause première de cette montée, c’est le sentiment d’impunité chez les policiers. La Commission de déontologie est une vraie farce! Je ne crois ni à ses capacités d’enquête ni à ses sanctions. Deux jours de suspension pour un crime majeur, c’est souvent la peine attribuée. C’est ridicule! Et les policiers connaissent cette réalité. Ils savent qu’une bévue est légèrement punie. Il leur arrive donc d’être moins vigilants, parfois plus violents. Et c’est sans parler du fort sentiment de fraternité qui anime les policiers, la fameuse loi du silence. Tout le monde se tient!
En février, la commission parlementaire du projet de loi 86 (la réponse du ministre Serge Ménard aux recommandations de la commission Poitras) vous entendra. Quelle position défendrez-vous?
En ce qui a trait aux enquêtes que doit effectuer un corps policier sur un de ses membres, le Mouvement prône une capacité d’investigation sérieuse. Une règle du projet de loi affirme qu’un agent devra dénoncer son collègue: c’est farfelu. Les policiers témoins d’un acte criminel sont déjà obligés de le faire, et ils ne le font pas, par solidarité. Pour plus d’indépendance, nous voulons que le ministère de la Sécurité publique nomme un procureur spécial, extérieur au système policier, dès le début d’une enquête interne.
C’est bien beau de vouloir changer le système, mais ne faudrait-il pas en premier lieu modifier les attitudes de certains policiers?
Oui, la culture policière doit changer. Nous tendons vers une police à la poigne très ferme. Nos agents portent fièrement le fusil et l’énorme ceinture noire full equiped. Ils aiment démontrer leur force. Pourtant, des études américaines prouvent que le niveau de violence entre la population et les policiers diminue lorsque les armes de ces derniers sont cachées… Ce que je veux comme policier, c’est un professionnel humaniste, bien équipé pour faire face aux dangers, mais aussi compréhensif.