Les joueurs compulsifs : Jeu d'échec
Société

Les joueurs compulsifs : Jeu d’échec

Pour la plupart des gens, gagner au jeu constitue une chance incroyable. Mais pour les joueurs compulsifs, c’est plutôt un cadeau empoisonné qui mène tout droit à la dépendance, puis à la ruine. Histoires de gamblers qui se sont fait prendre au  jeu.

«Les jeux sont faits, rien ne va plus» – surtout pour ceux qui jouent à en perdre la raison, puis la tête et enfin la chemise. L’appât du gain et les rêves de richesse instantanée se transforment vite en véritable maladie chez ceux qui croient, à tort, pouvoir contrôler le hasard. Selon les statistiques, 2,1 % des Québécois, provenant de toutes les classes sociales, seraient des joueurs compulsifs, un pourcentage qui a doublé en dix ans. Inoffensives et payantes, les loteries? D’après des ex-joueurs pathologiques, le jeu n’en vaut pas la chandelle, qu’ils ont d’ailleurs brûlée par les deux bouts.

«Un 6/49 avec ça?» Que ce soit à l’épicerie ou au dépanneur, cette question a tout pour horripiler Robert. Pour ce quadragénaire, la loterie n’a rien de «Super» ni d’«Extra». Cet ex-accro du jeu était prédestiné à devenir un maniaque du pari: il est issu d’une famille de joueurs compulsifs. Dès l’âge de vingt ans, sans parier gros, il s’adonne à des jeux de cartes entre amis. La dépendance le gagne peu à peu: il achète des billets de loterie sans compter. «Aussi incroyable que cela puisse paraître, les gratteux m’ont ruiné», lance-t-il.

En 1995, Robert se rend pour la première fois au Casino de Montréal, une «grossière erreur», selon lui. «J’y allais de deux à cinq fois par semaine, raconte-t-il, les poings serrés. Je mentais à ma famille et à mon boss pour aller jouer et me procurer de l’argent. J’étais incontrôlable et parfois violent.» Conséquence: sa femme et ses trois enfants le jettent à la rue, et il se retrouve criblé de dettes.

Le jeu n’en est également plus un pour Étienne. Cet ancien joueur de vingt-huit ans peut être qualifié de précoce: à quatorze ans, il se lance dans les paris sportifs. Puis, dès vingt ans, il visite les casinos d’Atlantic City et mise aux courses de chevaux. Lors de l’ouverture du Casino de Montréal, il se rue puis se ruine aux tables de poker. «Au Casino, je me sentais puissant et important, affirme-t-il. J’y allais six fois par semaine et j’y demeurais douze heures par jour. Je croyais avoir des trucs pour prédire les résultats, mais c’était faux.» En fait, des dettes représentent son seul gain au jeu. Et, coup sur coup, sa femme et son patron le mettent à la porte.

Selon le Centre québécois d’excellence pour la prévention et le traitement du jeu, les histoires de Robert et d’Étienne ne surprennent pas. À preuve, des statistiques rendent compte d’une triste réalité: 30 % des joueurs compulsifs ont plus de soixante-quinze dollars de dettes; 70 % ont commis des actes illégaux (des vols, par exemple); 66 % s’absentent du travail pour aller jouer; 35 % ont perdu leur emploi; 28 % accumulent des dettes qui mènent à la faillite; 20 % ont tenté de se suicider. Il paraît que le jeu ne change pas le monde…

Jouer sa vie
Lorsque à la passion du jeu se substitue l’obsession, parier devient maladif. D’ailleurs, depuis 1980, l’Association américaine de psychiatrie reconnaît la dépendance aux jeux de hasard comme une maladie, au même titre que la toxicomanie et l’alcoolisme. Étienne va plus loin. «J’en ai pris de la drogue et de la boisson, raconte-t-il. Mais je n’ai jamais accroché. Seul le jeu a pris le dessus sur moi. C’est plus fort qu’on pense!»

D’après des études sur la dépendance, le joueur compulsif traverse trois phases durant sa maladie. Ces étapes ont toutes été franchies par Adrien L., célibataire de quarante-quatre ans qui a passé le plus clair des trois dernières années les yeux rivés à l’écran des loteries vidéo. La première constitue la phase gagnante, celle qui débute pour Adrien le soir où il se laisse séduire par les cerises d’une machine à sous. «J’ai gagné cinquante dollars en ne dépensant presque rien, souligne-t-il. Je me suis dit qu’il y avait de l’argent facile à faire là.»

Convaincu de pouvoir amasser une petite fortune, le joueur compulsif fait fi de l’implacable loi de la probabilité qui joue contre lui, et se laisse entraîner dans la seconde phase, la perdante. «Durant ma deuxième année de dépendance, je jouais pour gagner, et non pour le plaisir, note-t-il. Puis, ironiquement, c’était pour récupérer l’argent perdu.» Et c’est en tentant désespérément de «se refaire» qu’il n’est pas parvenu à se défaire de l’emprise du jeu, comme tous les parieurs pathologiques.

Vient alors la phase fatidique, celle du désespoir. «Je jouais presque tous les jours jusqu’à la fermeture des bars, explique Adrien. Quand j’avais ma paye le jeudi [près de mille dollars], je ne pensais qu’à jouer. Et il était rare que j’aie encore de l’argent le lundi. Je ne mangeais presque plus. J’allais parfois jusqu’à acheter des choses sur ma carte de crédit pour ensuite les porter au prêteur sur gages afin d’avoir de l’argent liquide.» Le tintement de la machine à sous sonne alors comme un glas pour Adrien: santé détériorée, épargnes siphonnées, loyer impayé.

Cartes sur table
Lorsqu’ils se sont retrouvés sans amis, sans argent et sans estime d’eux-mêmes, Adrien, Robert et Étienne ont eu recours aux Gamblers Anonymes (GA), qui organisent quotidiennement des réunions entre joueurs compulsifs à Montréal. La règle des GA: raconter son vécu, en jouant cartes sur table! «Me vider le coeur et écouter les autres, ça m’a aidé à comprendre ma maladie et à m’en sortir», souligne Robert. Depuis en moyenne deux ans, ces trois ex-joueurs pratiquent l’abstinence et jurent de ne jamais quitter les GA, car la tentation de jouer demeure très forte.

Si Adrien, Robert et Étienne ne tiennent pour responsables de leurs déboires qu’eux-mêmes, des ex-joueurs compulsifs attribuent la faute au gouvernement. Il s’agit entre autres de Maurice, pour qui la compulsion du jeu a trouvé son exutoire au casino, mais sa fin dans la rue. «Le plus dépendant, c’est le gouvernement qui ne peut plus se passer de cette source de revenus, peu importe le coût social», déclare cet ancien itinérant quinquagénaire qui s’est tiré seul de sa dépendance après avoir laissé plus de quatre-vingt mille dollars dans les coffres du Casino de Montréal.

Autrefois voleur de dépanneurs pour assouvir ses besoins d’argent, Maurice dénonce le fossé entre les moyens déployés pour attirer les joueurs compulsifs et ceux offerts pour les secourir. «Loto-Québec a réalisé des bénéfices énormes l’an dernier [1,2 milliard de dollars]. Mais il investit peu dans l’aide aux joueurs compulsifs [grosso modo, 1 % de ses profits]. C’est ridicule! Il faut que ça change pour éviter que davantage de personnes gâchent leur vie au jeu.»