L'État et le jeu : Métro, loto, casino
Société

L’État et le jeu : Métro, loto, casino

Depuis trente ans, notre gouvernement joue au croupier: il brasse nos cartes, imprime nos billets de loto et, monopole oblige, empoche tous les profits. Et même si ses revenus ont littéralement explosé, il cherche encore de nouveaux moyens pour nous faire miser plus d’argent, plus souvent. Selon BRIAN HUTCHINSON, auteur du livre Betting the House, nous avons déjà commencé à payer pour la cupidité de nos élus.

«Nous avons atteint un point de saturation. Si nous poussions la machine des loteries plus loin, cela entraînerait inévitablement des problèmes socioéconomiques.»

– David Clark, directeur de Loto-Québec, 1984

Casino de Montréal, vendredi soir. Entre les agents de sécurité flanqués de micros futuristes, les guichets automatiques omniprésents, et un petit bar kitsch qui semble tout droit sorti de La Croisière s’amuse, une foule bruyante et éclatée confie son fric au hasard. Dans le coin droit: des tables de black-jack à mise minimum (cinq dollars) tellement pleines que des joueurs de tous âges, sexes et couleurs s’entassent et font la file. Dans le coin gauche: des machines à sous V.I.P (cinq cents dollars le jeton – vous avez bien lu) complètement désertes. Malgré le clinquant de l’endroit, le casino n’est pas l’apanage des riches. Un mythe de moins…

Des mythes concernant le jeu, le journaliste Brian Hutchinson en déboulonne plusieurs dans son dernier livre, Betting the House: winners, losers and the politics of Canada’s gambling obsession. Hutchinson a passé un an à étudier le phénomène du jeu au Canada. Et il en a vu de toutes les couleurs. Des employés de casinos qui se plaignent que des joueurs compulsifs laissent des couches souillées sur le plancher des toilettes, à un ancien directeur de commission scolaire qui a dilapidé soixante-dix mille dollars puisés à même la caisse de son employeur (et qui a par la suite essayé de kidnapper un richissime homme d’affaires), Hutchinson s’est penché sur les dessous du jeu, et sur le rôle prépondérant qu’y tient notre gouvernement-croupier.

Loin de se contenter de découper des articles de magazines et de faire des entrevues au téléphone, il a lui-même goûté à la folie du jeu en traversant le pays coast to coast, frayant dans les casinos et défonçant son budget dans les vidéopokers d’hôtels cheap. «Je voulais saisir l’importance de l’industrie du jeu, mais je voulais aussi voir comment des gens ordinaires deviennent accros, explique celui qui travaille aujourd’hui au Globe and Mail. Avant d’écrire mon livre, j’étais très sceptique à propos des méfaits du jeu. Mais au fil de mes recherches, je me suis rendu compte que l’ampleur du problème dépassait tout ce que j’avais pu imaginer.»

Laisser sa chemise
Au Canada, le jeu est devenu légal en 1969, principalement parce que le gouvernement cherchait une façon rapide et simple d’augmenter ses revenus. Du side order qu’il était au départ, le jeu a rapidement constitué un plat principal: aujourd’hui, c’est dix milliards de dollars par année que les casinos, gratteux et autres loteries envoient valser dans les coffres de l’État. Et dans toutes les provinces, les revenus n’ont jamais été aussi élevés: de l’ado qui flambe sa paye dans les Mise-O-jeu à la retraitée qui arrive au casino dès cinq heures du matin pour déjouer la solitude: nous dépensons chaque année davantage d’argent dans le jeu que pour nos vêtements, nos souliers et nos médicaments réunis!

«Le Québec est un des endroits où le jeu est le plus populaire, poursuit Brian Hutchinson. Je crois que c’est parce que les Québécois ont souvent eu une attitude plus libérale, plus permissive. Loto-Québec est probablement la corporation de jeu la plus dynamique au pays…» Résultat: 35 % des jeunes Québécois de dix-sept ans et moins jouent au minimum une fois par semaine aux jeux de hasard vendus par Loto-Québec. Et ce n’est que depuis novembre dernier que le gouvernement québécois interdit la vente de billets de loterie aux mineurs. «Des enfants ont donc grandi en prenant l’habitude de jouer à la loto. Et le gouvernement n’a pas abandonné les jeunes pour autant: il veut toujours rajeunir sa clientèle, exactement comme le font les compagnies de tabac dont il dénonce pourtant les pratiques. La principale différence, c’est que les compagnies de tabac sont contrôlées: elles ne peuvent pas faire ce qu’elles veulent, comme diffuser des pubs trop explicites, par exemple. Mais pour le jeu, il n’y a aucune restriction: c’est le gouvernement qui décide!»

En 1998, Loto-Québec a essayé d’introduire des machines distributrices de gratteux à l’UQAM, en faisant miroiter à l’Université une ristourne de 8 % des ventes. L’initiative devait avorter suite aux pressions des associations étudiantes, mais l’incident donne une idée de la philosophie de Loto-Québec: faire en sorte que le jeu soit intégré dans notre quotidien. Manger, boire, miser, dormir.

«Personne ne sait où l’argent récolté par le jeu aurait pu être dépensé, dit Hutchinson. Et le gouvernement n’a jamais tenu de véritables campagnes de sensibilisation sur les risques du jeu, comme il le fait depuis longtemps pour l’alcool, la cigarette ou le sida. Au contraire: dans les pubs, le jeu est toujours perçu comme quelque chose de positif. Quand je vois cela, je ne peux m’empêcher de penser à Big Brother: le gouvernement nous a volontairement habitués à voir le jeu comme une activité sympathique et plaisante, parce que c’est dans son intérêt de diffuser cette image. Tout adulte sensé sait très bien qu’il y a un autre côté à la médaille, et ce côté n’est jamais publicisé par Loto-Québec.»

ça ne change pas le monde, sauf que…
Selon Hutchinson, le gouvernement n’est pas prêt à s’occuper des problèmes reliés au jeu car cela reviendrait à remettre en question l’énorme revenu qu’il lui procure. «Les politiciens ne sont pas intéressés à traiter le problème en profondeur. Ils pensent à court terme. Et à court terme, le jeu est une vache à lait. En fait, ceux qui sont le plus dépendants du jeu, ce sont nos élus! Ils s’appuient sur ces revenus pour boucler leurs budgets: ils sont à des années-lumière des questions d’éthique ou des problèmes de dépendance. Par exemple, dans les Maritimes, des propriétaires de bars se sont fait dire que les machines de vidéopoker installées chez eux par le gouvernement devaient être très productives, sans quoi elles seraient retirées. Par contre, si ces mêmes propriétaires incitaient un client à boire et que celui-ci cause un accident, ils seraient responsables des dégâts! Le jeu, lui, doit être encouragé, même si le client devait tout perdre.»

Chaque fois que le gouvernement met en branle de nouvelles loteries, ou construit de nouveaux casinos, les revenus explosent. Il contrôle les entrées d’argent comme bon lui semble. Résultat: les sommes que nous dépensons au jeu ont augmenté de 10 000 % depuis trente ans; alors qu’au cours de la même période, les dépenses du gouvernement ont grimpé de 1 000 %, et la dette, de 3 400 %.

Déjà, des problèmes reliés à la popularité du jeu ont commencé à émerger. Au Québec, quinze joueurs compulsifs se sont enlevé la vie en 1999, contre six en 1998 et huit en 1997. Bien que les experts demeurent prudents dans l’interprétation de ces données, l’accessibilité toujours plus grande du jeu – dont la prolifération des appareils de vidéopoker – est pointée du doigt comme l’un des facteurs pouvant inviter les joueurs compulsifs à assouvir leur besoin. «Je n’ai que moi-même à blâmer pour ce qui m’est arrivé, confie un ex-joueur dans le livre Betting the House, mais je me demande parfois si j’aurais pu tout perdre au jeu il y a trente ans, quand c’était une affaire des gangsters et de mafia. Aujourd’hui, c’est tellement facile de jouer! On peut se ruiner en parfaite légalité, et ce, dans tous les bars de la province. Je me demande comment on en est arrivé là.»

Le vol en milieu de travail est également un problème de plus en plus important, et serait l’une des conséquences du jeu. «J’ai parlé à des gens qui occupaient de bons emplois, et qui ont commencé à voler leur employeur et leurs collègues pour payer leurs dettes de jeu, explique Brian Hutchinson. Ce genre de situation ne peut que se répéter: d’une part parce que le jeu est de plus en plus populaire, et d’autre part parce que le gouvernement ne fait rien de sérieux pour modifier la situation.»

«Mais je crois que nous ne faisons que commencer à voir la pointe de l’iceberg en ce qui concerne les problèmes reliés au jeu, explique-t-il. Les jeunes ont grandi avec le jeu, ils jouent comme jamais des jeunes n’ont joué. Bientôt, ils seront adultes et auront de l’argent à portée de la main. Qui sait ce qui va se passer? Et nous allons bientôt voir arriver les casinos de quartier, qui seront de taille plus modeste, mais qui rejoindront les gens directement dans leur voisinage. L’appétit du gouvernement semble sans limites.»

Brian Hutchinson croit-il que le jeu sera réformé au cours des prochaines années? «Je ne suis pas de ceux qui veulent que le jeu soit banni: personnellement, j’aime bien jouer au casino. Je crois que nous sommes allés trop loin, trop vite, et que personne n’a encore pu mesurer l’ampleur des répercussions sociales du jeu. Je crois qu’il doit y avoir une consultation populaire sur le sujet. Mais, selon moi, ça va prendre au moins cinq ans avant qu’on ne mette sur pied une telle consultation, tout simplement parce que les impacts majeurs du jeu sont encore à venir, et que le gouvernement ne réagit que lorsque la maison est en feu.

Récemment, j’ai fait le tour des grandes villes du pays pour la promotion de mon livre, et je me suis rendu compte à quel point les gens ne connaissaient pas le sujet. Quand je leur sortais des chiffres, ils tombaient des nues! Je crois que le gouvernement est passé maître dans l’art de camoufler ce qu’il ne veut pas que l’on sache. J’ai voulu contribuer à mettre son hypocrisie et son avarice au grand jour.»


Faites vos jeux
Quelques données tirées du livre Betting the House:

– Les six mille vidéopokers de l’Alberta sont reliés à un centre de commande à partir duquel le gouvernement peut contrôler ses pertes et ses gains en temps réel. Chacune de ces machines rapporte en moyenne 333 333 dollars par année à la province. Big Brother is watching.

– Dans certains casinos, les caméras de surveillance sont tellement perfectionnées qu’elles permettent aux responsables de la sécurité de lire les caractères gravés sur un bouton de chemise d’un joueur. Au Casino de Montréal, les caméras extérieures sont assez puissantes pour voir ce qui se passe à l’intérieur d’un véhicule qui quitte les lieux.

– Au Canada, la première vague de folie engendrée par la loto s’est produite au Québec en 1984, alors que le gros lot de la 6/49 avait atteint quatorze millions de dollars. Les gens faisaient la file durant plus de cinq heures pour acheter des billets à coups de douzaines. Soixante-dix millions de dollars ont ainsi été récoltés par le gouvernement. Des études ont par la suite démontré que deux billets sur trois avaient été achetés par des personnes à revenu modeste, et ayant un faible taux de scolarisation. Plusieurs considèrent le jeu comme une taxe pour les pauvres.

– En 1992, Luc Provost, directeur du département de développement chez Loto-Québec, décrète que la priorité numéro un de la société d’État est de cibler les jeunes. «Notre clientèle devient de plus en plus âgée, a-t-il prévenu. Les jeunes constituent un segment important qu’il faut chercher à rejoindre. Il nous faut trouver des concepts qui correspondent à leurs goûts. La seule limite est celle de notre imagination.»