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Jeffrey Wigand : La guerre du feu
Jamais, dans les annales de l’industrie de la cigarette, un individu ayant atteint les hautes sphères de la direction d’une compagnie de tabac n’était passé à l’ennemi. Nous vous présentons l’essentiel d’un entretien réalisé avec le transfuge le plus «gradé» de l’histoire de la clope, le docteur Jeffrey Wigand, dont l’histoire a été racontée dans le film The Insider.
Baptiste Ricard-Châtelain
«Ils tuent des gens… Je vais me battre [contre eux] tous les jours.»
Ainsi se résume la nouvelle vie de Jeffrey S. Wigand, dont un épisode a été porté au grand écran par Hollywood. Il était vice-président et directeur de la recherche chez Brown et Williamson, le troisième plus gros producteur de cigarettes de l’Oncle Sam. Il a été congédié pour refus d’effectuer des tests sur un nouvel additif qu’il jugeait trop dangereux. Depuis, il n’a qu’une idée en tête: dire la vérité, briser la loi du silence.
En décembre, Jeffrey Wigand s’est d’ailleurs joint, à titre de conseiller, au gouvernement canadien dans sa lutte contre l’industrie du tabac. Dès le mois prochain, il s’emploiera à l’étude des six millions de pages de documents fournies par l’Angleterre. De cet examen pourraient dépendre d’éventuels recours devant les tribunaux.
Que pense trouver Jeffrey Wigand dans ces documents archivés à la suite des jugements américains condamnant les producteurs de cigarettes? Il ne sait trop. L’industrie est puissante et dispose de multiples armes contre ses détracteurs. «Ils veulent cacher la vérité», lance-t-il. Il espère donc dénicher des renseignements incriminants, mais reconnaît que de nombreuses preuves ont été détruites, falsifiées ou, tout simplement, cachées.
Mais le combat juridique n’est pas une fin pour le chimiste. L’éducation est la clé de la réussite, selon lui. Celle-ci implique l’utilisation de nouveaux procédés pour vaincre les magnats de la cibiche. L’impression d’images-chocs sur les paquets en est un excellent exemple. «C’est un élément d’une bonne stratégie», expose-t-il.
Seules les photos du ministre fédéral de la Santé, Allan Rock, ne suffiront cependant pas, croit Jeffrey Wigand. Il faudrait jumeler leur apparition à une hausse des prix et à une diffusion à grande échelle des informations percutantes, surtout auprès des jeunes, les principales cibles de l’industrie. Dès lors, on pourrait durement ébranler ses fondations.
Big Brother de la clope
Quelles sont ces informations que l’industrie nous cache? Elle sait tout des fumeurs; vraiment tout. Pourquoi et comment nous fumons en fonction de notre âge et de notre sexe. À quel âge nous commençons. Combien de puffs nous prenons par cigarette. Quels sont les effets des milliers de produits chimiques sur notre métabolisme et quelle est leur interaction durant la combustion. Quelle est la durée de vie d’une clope allumée. Comment le design d’une cigarette influence notre façon de fumer et quelle quantité de nicotine, de goudron, etc. nous absorbons en fumant. Quelles substances faciliteront l’inhalation. Et ce ne sont là que des exemples de paramètres que les fabricants de cigarettes tentent de décoder et de maîtriser, explique Jeffrey Wigand.
Le but ultime de toutes les recherches effectuées? Nous rendre dépendants, affirme Wigand, bien que les dirigeants des grandes compagnies l’aient nié catégoriquement. «Lorsque vous avez une population accro, c’est plus facile de la contrôler.»
Les fabricants peuvent faire ce qu’ils veulent et mettre n’importe quoi dans les petits tubes à tabac, précise Wigand. En fait, chaque cigarette contient entre quatre et huit mille produits différents. Chacun à sa mission bien particulière.
Néanmoins, le plus important demeure sans aucun doute la nicotine. «Qui fumerait sans la nicotine?» questionne Jeffrey Wigand. Ainsi, les plants de tabac sont manipulés génétiquement afin d’accroître la concentration en nicotine. L’un des pires tabacs produit actuellement, à ce chapitre, est le Y-1, le crazy tobacco. Le chimiste le connaît bien pour avoir travaillé dessus. «C’est un tabac à haute teneur en nicotine, très haute.» Et il n’y a rien d’illégal à le produire puisqu’il n’existe pas de législation afin de limiter la quantité de nicotine dans le tabac, insiste-t-il.
Pourtant, les fumeurs connaissent la quantité moyenne de nicotine, goudron et oxyde de carbone contenue dans les cigarettes puisque ces informations sont notées sur les paquets. Alors, même si les fabricants voulaient en mettre plus, on le saurait. Rien n’est moins sûr. «Vous obtenez plus de nicotine qu’inscrit sur l’étiquette, et plus de goudron», soutient Jeffrey Wigand. Tout dépend du design du cylindre, des ingrédients et de la façon dont on fume, ce que l’industrie contrôle avec un grand soin, selon lui.
Qu’en est-il des cigarettes légères, veloutées, extradouces, etc.? «Elles sont toutes mauvaises.» Selon lui, l’industrie du tabac rassure les fumeurs en disant que ces cigarettes libèrent moins de goudron, par exemple. Il n’en serait rien. Encore une fois, le design de la clope ferait en sorte que les fumeurs en inhalent plus.
Jeffrey Wigand, ex-fumeur
Malgré toutes ses connaissances sur la cigarette, il est étonnant d’apprendre que Jeffrey Wigand a déjà fumé! Il assure cependant que cet essai relevait plus de l’expérimentation scientifique que d’une habitude de vie. Il voulait tester son produit. Ce qui l’a poussé à écraser? «Ça va vous tuer!»
C’est pour cette raison qu’il se bat maintenant. «C’est le seul produit légal qui vous tue. C’est LE problème de santé dans le monde. C’est la cause de mortalité la plus évitable.» Et des enfants peuvent en acheter, déplore-t-il. Il aimerait donc que tous les pays rendent sa vente illégale pour les mineurs et que les adultes soient vraiment informés des conséquences réelles du tabagisme.
«Ça va vous tuer. Ça va tuer les gens autour de vous. Ça va vous prendre la partie de votre vie la plus productive. Ça tue des enfants», vitupère-t-il lorsque nous lui demandons de nous convaincre de ne pas fumer.
Les enfants. Voilà la préoccupation première de Jeffrey Wigand. Il semble les chérir plus que tout. «Ils sont le futur de tout le monde.» Puisque 85 % des fumeurs ont inhalé pour la première fois alors qu’ils étaient mineurs, Jeffrey Wigand se consacre, entre les conférences et les témoignages en cour, à l’éducation des enfants.
Monsieur Wigand croit vraiment pouvoir faire une différence. «La vérité est de mon côté… J’aide à la recherche de la vérité.» Il admet tout de même que l’industrie du tabac est très influente, qu’elle dispose d’imposantes ressources financières et qu’elle essaie de faire pression sur les gouvernements.
En plus, force est de constater que les pertes infligées aux fabricants de cigarettes en Amérique du Nord ne les freineront pas. S’ils ne peuvent faire de l’argent chez nous, ils se tourneront vers de nouveaux marchés, «les marchés vierges». On entend ici la Chine, la Russie, l’Amérique du Sud, l’Afrique, pour ne nommer que ces territoires. L’industrie compensera donc ses pertes et maintiendra ses profits si la lutte au tabagisme ne se fait pas à l’échelle de la planète, conclut Jeffrey Wigand.