La Grande Bibliothèque du Québec : Think big, ‘sti!
Société

La Grande Bibliothèque du Québec : Think big, ‘sti!

Les bibliothèques de quartier de Montréal sont en piteux état, l’analphabétisme est rampant… La solution? On construit une méga super Grande Bibliothèque dans le Quartier latin, pour la modique somme de quatre-vingt-dix millions de dollars! Quand la culture souffre de gigantisme…

Par un samedi après-midi, Marcel, citoyen dans la quarantaine, feuillette une biographie de Monica Lewinsky, assis dans un fauteuil de la Bibliothèque Frontenac. Cette dernière fait partie des vingt-trois institutions de quartier de la Ville de Montréal, toutes des «joyaux culturels», selon Marcel. Mais il est inquiet, non pas de l’avenir de Monica, mais de celui de sa bibliothèque avec l’ouverture, en 2003, de la Grande Bibliothèque du Québec (GBQ) dans le Quartier latin, financée à la fois par le gouvernement provincial (2/3) et par la Ville de Montréal (1/3). Selon Marcel et des intervenants du milieu du livre, ce projet porte un coup dur aux bibliothèques de quartier, dont les vertus sont incontestables. Les tenants du sky is the limit se butent alors aux défenseurs du small is beautiful. «On veut des livres, pas du béton!» scandent ces derniers.

L’érection de la GBQ ne séduit pas tout le monde. «Ce sont quatre-vingt-dix millions de dollars [coût de la construction] gaspillés pour rien, car il en existe déjà, des bibliothèques, pense Marcel. Dans toute cette histoire, j’ai peur que le budget de ma bibliothèque diminue.» Et actuellement, il est déjà plutôt mince.

Des statistiques évoquent d’ailleurs le sous-financement chronique des bibliothèques publiques montréalaises. Selon la Canadian Public Library, le budget total par habitant atteint seulement 27,47 dollars à Montréal, comparativement à 54,87 pour Vancouver et 53,17 pour Toronto. Les nouvelles acquisitions par cent mille habitants se chiffrent à dix par année à Montréal, contre vingt-quatre à Toronto et à Vancouver. Bref, les bibliothèques montréalaises n’ont les moyens de se procurer que des quarts de livres!

À l’heure des mégacomplexes et des magasins à grande surface, le Québec avait besoin, semble-t-il, de son temple du livre. Le milieu culturel, après avoir écrasé le dernier Elvis Gratton, emprunte pourtant son slogan: «Think big!» En fait, le concept des grandes bibliothèques modernes est à la mode. De San Francisco à Helsinki, en passant par Paris et Londres, plusieurs villes en ont érigé depuis une dizaine d’années. Succès pour certains (Helsinki), échec pour d’autres (Paris). Montréal veut faire pareil pour redorer son image.

Toutefois, une question demeure: «Pourquoi accorder des sommes importantes à une seule bibliothèque, la GBQ, plutôt que d’investir dans les bibliothèques publiques existantes?» se demande la conseillère municipale Helen Fotopulos. Cette interrogation fait aussi réfléchir François Séguin, bibliothécaire responsable de la Bibliothèque Maisonneuve. Sans

être contre la GBQ, il considère que les institutions de quartier «répondent très bien aux besoins des gens». À condition de leur accorder des fonds…

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Des regroupements de citoyens défendent les intérêts des bibliothèques de quartier. C’est le cas notamment des Partenaires de la Bibliothèque Benny, dont le président Alain Trudeau voit des avantages indéniables aux édifices de quartier, comme la proximité. «Les enfants et les aînés peuvent s’y rendre à pied facilement, confirme Laurent Arel, porte-parole des Amis de la Bibliothèque Georges-Vanier. Ce n’est pas tous les jours qu’une personne voudra faire le trajet de Pointe-aux-Trembles vers la GBQ!»

Alain Trudeau et Laurent Arel parlent d’expérience. En 1995, ils ont failli assister à la fermeture de leurs bibliothèques respectives. Mais les citoyens se sont battus, convaincus de la valeur de leur institution.

Et leurs arguments ne manquent pas. L’animation culturelle et les services personnalisés représentent pour eux de grands atouts. Il s’agit aussi d’un «lieu de socialisation important», précise Alain Trudeau. «De nos jours, ce genre de lieu de rencontre, qui permet une bonne vie de quartier, est rare, souligne-t-il. La GBQ ressemblera plus à un froid centre commercial.» D’après lui, la bibliothèque de quartier favorise aussi l’intégration des immigrants à la culture francophone. «Quand ils cherchent à connaître leur nouveau milieu, ils ne s’éloignent pas de leur quartier et se dirigent vers la bibliothèque.»

«Un symbole»
Ce sont ces avantages que des citoyens ont peur de voir diaparaître avec l’arrivée de la GBQ. Car, à la base, les bibliothèques de quartier souffrent d’un manque notoire de ressources, que les millions de dollars investis dans la GBQ auraient pu combler. «À Georges-Vanier, il n’y a pas assez de techniciens pour classer les livres. On en refuse même, faute de personnel!» déplore Laurent Arel. «Les édifices ne sont pas assez grands, ajoute François Séguin. Quand nous achetons un livre, nous devons en sortir un! Nous n’accumulons aucune collection de qualité. C’est grave.»

Si les répercussions de la GBQ sur les bibliothèques de quartier demeurent hypothétiques, Helen Fotopulos estime que l’état de ces dernières empirera. Par exemple, elle indique que des projets de rénovation ont été mis sur la glace à cause de la GBQ. Elle craint d’ailleurs un «drainage des ressources des petites vers la Grande».

Même inquiétude chez Alain Trudeau. Il voit d’un mauvais oeil la récente hausse du budget de construction de la GBQ. «S’il a augmenté de cinq millions [pour se chiffrer à quatre-vingt-dix], rien ne dit que son budget de fonctionnement, prévu au départ à vingt-cinq millions, n’augmentera pas lui aussi. Et qui payera la note? Les petites bibliothèques, qui rejoignent pourtant mieux la population.»

Rien à craindre, assurent les artisans de la GBQ, dont la directrice Lise Bissonnette. «La Grande Bibliothèque ne se fera pas au détriment des bibliothèques de quartier», assure Jacques Panneton, bibliothécaire en chef au service de la culture de la Ville de Montréal et membre du conseil d’administration de la GBQ. «Ce sera la base culturelle de la ville,

ajoute Denise Larouche, responsable des dossiers culturels au comité exécutif de la Ville. La GBQ sera un symbole pour la littérature qui sensibilisera la population à la lecture.»

Pas sûr, répondent les réticents. Pour eux, la GBQ ne semble pas la solution à tous les maux, dont l’analphabétisme. Des efforts de sensibilisation décentralisés sont plus appropriés, selon Helen Fotopulos. En fait, elle croit que dans ce débat, les citoyens n’ont pas eu un mot à dire, car aucune consultation publique n’a été tenue. «C’est un projet élitiste réalisé en catimini, conclut-elle. La meilleure chose à faire pour donner un véritable symbole du livre au Québec, c’est d’améliorer l’état des bibliothèques existantes. Certes, elles sont petites, mais valent autant, sinon plus, qu’une grande.»