Musique indépendante : Fiston fait de la résistance
Société

Musique indépendante : Fiston fait de la résistance

Les grosses multinationales contrôlent le marché du disque. Tout le marché? Non. Reléguées dans la marge, quelques étiquettes indépendantes résistent. Visite au pays des  Gaulois.

L’ère du «-Big Six-» (nom donné aux multinationales du disque qu’étaient Time-Warner, Sony, BMG, EMI, Universal et PolyGram) est bel et bien révolue. La vague des mégafusions, qui a commencé en 1998 avec l’engloutissement de PolyGram par Universal, propriété de Seagram’s, s’est poursuivie la semaine dernière par l’annonce d’un formidable «-merger-» entre Time-Warner (qui n’a même pas attendu que sèche l’encre de sa mirobolante entente avec AOL) et EMI. Ne reste plus au géant nippon Sony qu’à avaler le consortium germanique Bertelsmann Music Group (BMG) pour que les six d’antan en soient réduits à un gargantuesque «-fat three-».

Que signifient ces mouvements majeurs dans l’industrie du divertissement? Peut-on s’attendre à une uniformisation des formats musicaux qui nous condamnerait à un régime de Céline-Mariah-Shania pour le reste de nos jours? Pas si l’on en croit l’actuelle vitalité de milliers de petits indépendants, qui résistent comme autant de petits villages gaulois culturels.

Bien sûr, ces bouleversements affectent le milieu de la musique dans son ensemble, mais la concentration des actifs sert parfois étrangement bien les intérêts des petits joueurs. Outre les quelques milliers d’employés qui seront mis à pied chez Warner-EMI dans les mois à venir, il faut s’attendre à ce que plusieurs artistes se retrouvent sans contrat. Lors de l’annonce de la fusion entre Warner et EMI, Ken Berry, nouveau grand patron de la multi, déclarait d’ailleurs: «Nous n’avons pas l’intention de fermer l’une ou l’autre de nos étiquettes, mais il est clair que nous ferons du ménage dans nos écuries respectives.» Entendez par là que plusieurs groupes ayant vendu moins de cent mille copies risquent de se faire montrer le chemin de la porte.

Pour certains groupes, ce genre d’abandon permet de recouvrer une liberté perdue. Prenez le groupe américain Nada Surf, qui était de passage à Montréal il y a quelques semaines. Warner, insatisfaite des résultats de l’enregistrement, refusait de sortir leur deuxième album, nuisant ainsi grandement à la carrière du groupe. Maintenant libéré de son contrat, Nada Surf compte signer avec un indépendant, plus près de ses préoccupations et de son marché naturel. «-On n’avait pas notre place chez les majors. Aujourd’hui, on se retrouve simplement là où l’on devait être dès le début-», nous confiait le chanteur Matthew Caws.

Après tout, mieux vaut être un gros poisson dans un petit aquarium qu’un petit dans un océan de superstars. En effet, la structure même des majors rend difficile la mise en marché de produits marginaux, alors que les petites étiquettes connaissent à fond les marchés spécialisés et sont plus à même de servir les artistes convenablement. «Les petits labels et distributeurs sont souvent mieux équipés pour servir ce qu’on appelle les "niche markets-", explique Nicolas Bouchard, responsable de la promotion pour Fusion III, l’un des plus gros distributeurs indépendants au Canada. Les majors sont des géants, des sortes de paquebots qui mettent beaucoup de temps à tourner dans la bonne direction. Dans le cas de la musique électronique, par exemple, où les informations et les genres bougent à une vitesse ahurissante, ils sont souvent complètement en retard.-»

Pat K, directeur artistique de l’étiquette indépendante Indica (Grim Skunk), et grand Manitou de l’Empire Kerozen, abonde dans le même sens: «Les majors font des études de marché et tentent de sortir des disques au goût du jour. Moi, je travaille dans un magasin de disques et je suis en contact direct avec ce qui se passe vraiment dans la rue; j’entends ce que les jeunes me disent. C’est ce qui influence les choix que je vais faire pour le label.»

Les MacDo du disque
À l’autre extrémité de la chaîne économique, les détaillants font aussi face à des géants tels que HMV, Virgin et autres Tower Records. Mais contrairement à ce que certains ennemis des grandes surfaces prétendent, -l’ère des Wal-Mart et des Costco ne semble pas sonner le glas des petits commerçants, bien au contraire. En effet, pour chaque hypermarché qui ouvre ses portes, deux ou trois boutiques spécialisées viennent combler les besoins d’une clientèle de plus en plus exigeante.

Établi sur le Plateau-Mont-Royal depuis une douzaine d’années, le magasin L’Oblique est bien connu des amateurs de musique indépendante, et ses habitués le fréquentent pour les mêmes raisons qu’ils préfèrent acheter leur fromage à la fromagerie et leur pain à la boulangerie. Luc Bérard, patron de la boutique depuis ses débuts, explique: «-J’ai choisi de vivre modestement, et en ne vendant que des disques que j’aime. Les gens qui viennent régulièrement au magasin savent qu’on connaît leurs goûts, qu’on pourra les conseiller et leur faire découvrir des trucs, ce qui est impensable dans un grand magasin. C’est une règle universelle: plus tu es gros, moins tu es compétent.»

La question des fusions entre multinationales ne semble pas affecter outre mesure de petits disquaires comme L’Oblique, dont la vaste majorité des produits provient de labels indépendants; mais ses effets se font quand même sentir. «-En tant que petit détaillant, j’ai remarqué une baisse dans la qualité du service depuis la fusion entre Universal et PolyGram, souligne-t-il. De plus, même si les compagnies rationalisent leurs effectifs et coupent leurs coûts d’opération, le prix des disques augmente chaque année; par conséquent le client n’y gagne pas au change.-»

Ça demande quelques efforts, mais pour ceux qui préfèrent le fromage au lait cru et la musique non pasteurisée, il y aura toujours des solutions de rechange aux produits des mégacorporations. «Les majors, c’est des McDonald’s de la culture: pas d’identité particulière d’une étiquette à l’autre, et le même goût n’importe où dans le monde, lance Pat K. Nous, on est les petites bineries du coin. C’est pas toujours bon, mais ça a au moins le mérite d’être autre chose…»