Paul Hawken : Small is beautiful
Société

Paul Hawken : Small is beautiful

Intellectuel, homme d’affaires et environnementaliste, Paul Hawken affirme que le système capitaliste tel que nous le connaissons aujourd’hui est en train d’engendrer sa propre mort. L’oligarchie corporative, dit-il, vit ses derniers moments de gloire: l’avenir appartient dorénavant aux petites entreprises et aux petits groupes de pression. Le meilleur des mondes serait-il à nos portes?

Quand il est rentré du Sommet de Seattle, en décembre dernier, Paul Hawken s’est aussitôt rué sur son ordinateur. Il lui fallait mettre en mots ce qu’il avait vu, vécu, entendu. Égaré au milieu d’une foule chaotique de quarante mille personnes, aveuglé par les gaz lacrymogènes, il venait de vivre, selon ses propres termes, un avant-goût de ce que le futur nous réserve… «Je n’était pas parti pour Seattle dans le but d’écrire, dit-il. Mais j’y ai eu une véritable révélation: une nouvelle forme de pouvoir s’est définie sous mes yeux. Un pouvoir qui avantage les petits groupes au détriment des méga-structures.»

L’homme enthousiaste qui parle au bout du fil n’est pas un membre extrémiste des Amis de la goberge, encore moins un militant frénétique en quête d’un poteau auquel s’enchaîner. Durant les années quatre-vingt, Paul Hawken a fondé plusieurs compagnies, notamment dans le domaine de l’alimentation et de l’informatique. Il est aujourd’hui auteur de plusieurs ouvrages sur les affaires et l’environnement: son plus récent livre, Natural Capitalism, vient d’ailleurs d’être encensé par la Maison-Blanche. En 1995, Paul Hawken a été nommé «l’un des cent visionnaires qui peuvent changer nos vies», par le magazine alternatif Utne Reader. Il vient également de signer la préface de la réédition du livre Small is beautiful de l’économiste E.F. Schumacher, un livre-culte considéré comme un antidote à la mondialisation de l’économie.

La fin de l’ère industrielle
Quand on lui demande son opinion sur le vent de mégafusion qui balaie présentement les pays industrialisés, Hawken donne une réponse étonnante. «Quand d’immenses compagnies fusionnent, comme ce fut récemment le cas avec AOL et Time-Warner, c’est généralement le signal de la fin d’un cycle, dit-il. Dans les années soixante, nous avons aussi connu une énorme vague de fusions entre des conglomérats; et les gens s’enrichissaient chaque fois qu’une compagnie en avalait une autre parce que les actions montaient en flèche. Dans les années quatre-vingt, quand je me suis lancé en affaires, tout le monde encensait les vertus des petites entreprises, et je me souviens de m’être dit que c’était aussi la fin d’un cycle, que ça ne durerait pas. Et maintenant, les petites entreprises sont en train d’êtres rachetées par des plus grosses. Ce sont des courants, des vagues qui vont et qui viennent. Je ne peux prédire à quel moment la vague va se briser, comme je ne peux prédire à quel moment vous irez vous coucher ce soir. Mais je sais que, tôt ou tard, vous finirez par aller vous coucher.»

Mais, en dépit des cycles économiques, le monde est aujourd’hui de plus en plus centralisé, il est contrôlé par un nombre de plus en plus restreint d’individus et de multinationales. «Et si ça continue, poursuit Hawken, dans dix ans, il ne restera peut-être que deux géants des médias, quatre compagnies pharmaceutiques, trois maisons d’édition, et ce, dans le monde entier! Sans vouloir être alarmiste ou apocalyptique, je dis que le gigantisme de ces fusions est habituellement associé à la fin d’une civilisation, et non pas à son commencement. L’apothéose d’une civilisation est marquée par un triomphe de la diversité et de la pluralité, alors que son déclin a toujours été caractérisé par une tendance à la standardisation, à l’uniformité. Nous sommes présentement en train d’assister à la fin de l’ère industrielle, l’ère des corporations et du libre marché.»

Pour Hawken, un des catalyseurs de la déchéance du système est l’extrême mobilité des capitaux, qui a engendré une bulle spéculative dont ne profitent qu’un petit nombre d’investisseurs. «L’argent est devenu un flux continu: il n’a plus à se soucier des barrières géographiques. Il est partout et nulle part à la fois, et il est devenu un prédateur qui cherche à se jeter sur les opportunités les plus rentables, et qui peut vous lâcher à tout moment pour aller voir ailleurs. Deux trillions de dollars sont ainsi transférés chaque jour, ce qui donne près de huit cents trillions par année! En contrepartie, le total des produits intérieurs bruts de tous les pays du monde n’est que de trente-cinq trillions de dollars par année. L’écart entre ce que nous valons et ce que nous croyons que nous valons n’a jamais été aussi grand! Avant, si vous étiez responsable d’un portefeuille d’investissement et que vous obteniez un rendement de 8 à 10 % par année, vous gardiez votre emploi. Aujourd’hui, on vous mettrait à la porte: il vous faut un rendement de 12 à 15 %! La compétitivité n’a jamais été aussi forte.»

Gros jambons
Si la folie de la compétitivité contamine les grandes compagnies, les petites entreprises, en revanche, ne sont pas faites pour vivre dans un tel environnement de surenchère. «Pour fonctionner, elles ont besoin de stabilité, de s’appuyer sur du solide. En ayant besoin de moins de capital, elles innovent beaucoup plus rapidement que les grandes entreprises. C’est quand elles grossissent et sont rachetées qu’elles s’asphyxient! Par exemple, Little, Brown and Company, mon éditeur, a récemment été acheté par Time-Warner, et ça l’a presque tué! Il vient d’entrer dans le bal endiablé de la rentabilité: Time-Warner s’attend à faire fructifier l’argent qu’il a investi dans notre maison d’édition. Et si les chiffres ne correspondent pas à leurs attentes, ils vont débarquer dans nos bureaux pour faire des mises à pied, ou pour carrément fermer la boîte.»

Hawken croit que cette façon de penser à très court terme handicape les grandes compagnies, et les entraînera inévitablement à leur perte. Selon lui, les superstructures obsédées par le rendement sont vouées à l’échec pour une raison bien simple: l’innovation ne survient pas dans un contexte d’efficacité absolue, mais dans un contexte de créativité. «Je crois que les gens talentueux qui ont des idées vont commencer à choisir d’aller travailler dans des petites entreprises, des petits organismes, des petits partis politiques, là où la créativité est encouragée, voire vénérée. Par exemple, dans le domaine de l’édition, on voit de plus en plus de petites maisons devenir plus fortes, même s’il n’y a pas, a priori, de place pour elles dans un marché dominé par des titans. Déjà, plusieurs auteurs connus choisissent de ne plus se faire publier à New York, mais chez de petits éditeurs indépendants. C’est un mouvement inéluctable que l’on va voir se produire de plus en plus au cours des prochaines années.»

Ceci dit, n’en déplaise aux petits groupes, les grosses corporations pèsent pour beaucoup dans la balance, notamment sur le plan des décisions prises par les gouvernements. Aux États-Unis, par exemple, l’industrie du lobby est tellement importante qu’en 1997 et 1998, on comptait trente-huit lobbystes par membres du Congrès! À elle seule, l’industrie automobile a investi près de quatre-vingts millions de dollars en lobbying, obtenant notamment que les camions légers ne soient pas tenus de respecter les mêmes taux d’émission que les voitures. Comment des petits groupes pourraient-ils faire valoir leurs intérêts dans un tel contexte? «Nous sommes dirigés par un système oligarchique: plus vous avez d’argent, plus on vous écoute, explique Hawken C’est aussi simple que cela. Sauf qu’on commence à se rendre compte que des petits groupes de gens qui n’ont pas d’argent réussissent néanmoins à avoir une influence sur les décisions qui sont prises. Ils se battent contre des compagnies qui ont des dizaines de millions de dollars à dépenser en relations publiques, en publicité et en lobby, et pourtant, ils gagnent! Les gens qui ont réussi à faire dérailler la rencontre de Seattle sont de ceux-là.»

«Je crois que les événements de Seattle nous ont donné une idée de l’avenir. Nous assistons à la naissance d’un puissant mouvement qui conteste la standardisation, l’uniformisation, les valeurs corporatives, l’American Dream – bref, tout ce que tente de nous imposer l’organisation mondiale du commerce (OMC) et les États-Unis. Et cette tendance ne vient pas seulement du Tiers-Monde, mais aussi des pays industrialisés, et de l’Amérique elle-même. À mes yeux, les visées de l’OMC et la fusion AOL-Time-Warner sont des clés qui nous permettent d’anticiper le futur. Je ne sais pas quelles formes cela prendra – je ne suis pas prophète -, mais je sens que Seattle était le commencement d’une forme nouvelle de contestation planétaire, une contestation rampante, tenace, un mouvement que l’on ne peut pas écraser d’un coup de talon.»

Hawken souligne que l’énorme succès des manifestations de Seattle était dû au fait qu’elles n’étaient chapeautées par aucun chef, aucune vedette charismatique, bref, aucune tête visible – au grand dam des médias de masse, habitués à mettre leur micro sous le nez des porte-parole. Souvent perçue comme une faiblesse, c’est justement cette caractéristique qui fait, selon lui, la force du mouvement. «Imaginez un instant que vous êtes couché dans votre lit, que vous essayez de dormir, et que vous êtes dérangé par un moustique. Allez-vous passer une bonne nuit? Non, vous allez vous lever et le tuer. Mais qu’est-ce qui arrive s’il y a deux moustiques, dix, cinquante, cent moustiques? C’est petit, un moustique: vous pouvez le tuer en une fraction de seconde. Mais je peux vous garantir que vous serez incapable de fermer l’oeil de la nuit.»

«Aujourd’hui, les groupes qui se battent contre la mondialisation sont comme des moustiques qui empêchent les gens puissants de faire ce qu’ils voudraient. Individuellement, ces groupes sont probablement incapables d’arriver à quoi que ce soit; mais collectivement, ils possèdent une force incroyable: ils sont puissants, mais leur puissance est différente de ce que l’on considère traditionnellement comme étant puissant. Le sommet de Davos est puissant. Steve Case, l’homme à la tête d’AOL, est puissant; Bill Clinton est puissant. Mais le vrai pouvoir est en train de changer de place: il quitte tranquillement les institutions de l’ère industrielle (le gouvernement, les patrons, etc.), pour aller entre les mains des citoyens. Qu’est-ce que cela donnera? Je n’en sais rien. Les institutions vont changer, et personne ne peut prédire quelles formes elles prendront. Mais une chose est certaine: les mégastructures vivent présentement leurs dernières minutes de gloire.»