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Autour de L’Odyssée : Le retour du sacré
L’Odyssée , l’adaptation du chef-d’oeuvre d’Homère présentée au TNM, s’annonce comme étant le hit de la saison théâtrale. Pour Luc Boulanger, c’est signe que l’homme moderne a besoin de se dépasser, et de transcender son petit train-train quotidien. Réflexions autour d’un texte magistral.
Luc Boulanger
«Bienheureux les temps qui peuvent lire dans le ciel étoilé la carte des voies qui leur sont ouvertes et qu’ils ont à suivre.»
– Lukacs, Théorie du roman
«LA MÉMOIRE!»
De sa voix grave et déchirante, le comédien Pierre Lebeau lance ces deux mots à la fin de L’Odyssée. Ils résonnent dans la salle du TNM pendant quelques secondes qui paraissent éternelles. Puis, ils se déposent à jamais dans le coeur de 830 spectateurs émus et bouleversés par le récit d’Homère, magnifiquement rendu par les acteurs (Lebeau, Dominique Quesnel et François Papineau, entre autres), et par le texte de Dominic Champagne et Alexis Martin.
L’Odyssée risque de devenir le hit de la saison. Le TNM vend plus de mille billets par jour! Le spectacle touche autant le grand public que les spécialistes. Comme quoi le long voyage d’Ulysse dans le temps et dans l’espace ressemble un peu à la quête des hommes et des femmes de l’an 2000. On sort du TNM avec la nostalgie des dieux de l’Olympe, d’un monde habité par d’autres guides que ceux de la dérision et du cynisme, d’autres bonzes que ceux de l’individualisme et de la haute finance. On se met à rêver à des amours qui, comme celui d’Ulysse et de Pénélope, ne s’usent pas malgré l’absence, la souffrance et les années. On s’imagine un peuple qui, comme Ulysse, avance, prend des risques et regarde droit devant. Mais se souvient toujours de ce qu’il a laissé derrière lui.
Pour une culture, la mémoire est le plus précieux trésor. Or, de nos jours, tout se perd dans le cyberespace et le flot d’informations de toutes sortes. Contrairement à ce que chantait Brel, on oublie de plus en plus de choses. Un événement se termine que, déjà, on est à la recherche du prochain. Next! Au suivant! Il faut remplir le vide et déjouer l’ennui. Alors que l’exercice de la mémoire demande justement qu’on éteigne tout pour s’arrêter afin de se souvenir, dans le silence et le calme.
Pourtant, la force du passé peut aussi éclairer le préent et l’avenir. Sans tomber dans l’obscurantisme et revenir à l’époque des soutanes et du péché mortel, on peut s’insurger contre une époque qui badine facilement avec les valeurs anciennes. Prenez la religion, par exemple. Pas besoin d’avoir passé une enfance dans l’eau bénite pour reconnaître qu’il y a une beauté dans la foi, lorsque cette dernière se fonde sur la compassion et l’entraide. Or, pour les enfants des baby-boomers, élevés aux blagues éculées sur le clergé catholique et les curés libidineux, tout ce qui est religieux est automatiquement réactionnaire…
Devant ce monde sans foi ni loi, il ne faut pas se surprendre si plusieurs ont la nostalgie d’un temps où l’on pouvait croire à quelque chose de plus grand et de plus beau que sa petite vie réelle ou télévisuelle. «Ce qui nous incite à revenir en arrière est aussi humain et nécessaire que ce qui nous pousse à aller en avant», disait le regretté Pier Paolo Pasolini. Toute sa vie, le réalisateur italien s’est battu pour une société plus juste que celle érigée par le monde capitaliste et industriel. Au coeur de son oeuvre, tant poétique que cinématographique, se trouve ce besoin de croire au divin pour mieux transcender le quotidien. Peu importe la façon dont chacun représente ce divin. Pasolini pouvait voir de la sainteté dans le visage d’un jeune prostitué homosexuel des bas-fonds de Rome. Un autre glorifiera le sourire des enfants ou les larmes d’un ami; les vers inoubliables d’un poète disparu ou la contemplation d’un paysage choisi.
Il faut bâtir ses propres cathédrales de l’imaginaire. C’est ce que nous apprend un personnage comme Ulysse, et d’autres héros tragiques de la littérature. Il faut croire en la beauté du monde, bien que chaque jour la violence et l’horreur s’acharnent à anéantir ce concept. Et il faut chercher à donner du sens à une vie qui s’évertue à le cacher. Il faut, finalement, aspirer au sacré malgré notre imparfaite nature humaine.
Le sacré, c’est tout ce qui nous dépasse, dit-on. Forcément, le sacré semble inutile auxpartisans de l’ici et maintenant, de l’instantané et de l’efficacité à tout prix. Le sacré n’est pas rentable, encore moins gérable. Car il est à la portée de tous. Voilà sa plus grande richesse.
Au-delà du cynisme
En septembre dernier, les Cahiers de théâtre Jeu ont publié un numéro spécial autour de la notion du sens et du sacré. «Nous nous intéressons à ces dimensions de l’expérience humaine parce qu’elles nous semblent correspondre à une nécessité; aussi parce qu’elles ont été, précisément, occultées, expulsées, du champ de la réfexion par une société devenue technocratique, sûre de son savoir et apoétique», écrivait Diane Godin, la responsable du dossier à Jeu.
Dans le programme de L’Odyssée, la directrice du TNM, Lorraine Pintal, tient des propos similaires: «Après avoir conquis l’espace, créé des mondes virtuels et réussi à contrôler l’ordre naturel de la vie, l’humain tente désespérément d’échapper à la destruction d’un monde qu’il a lui-même commandée. (…) Nous mesurons aujourd’hui avec effarement le vide causé par la lente disparition de ces valeurs fondamentales qui donnent un sens à la vie.»
Le siècle naissant sera spirituel ou ne sera pas! pourrait-on affirmer. Devant l’angoisse de la mort et le poids du doute sur nos existences, on ne veut plus entendre les cyniques nous répéter que la vie est absurde; qu’il n’y a pas de destin. Car la vie a le sens qu’on veut bien lui donner. Et il restera toujours des hommes et des femmes pour qui l’amour, la beauté, la justice, la fraternité et la compassion importent davantage que le pouvoir, les actions en Bourse et les mégafusions…
La semaine dernière, alors qu’elle avait, la veille, frôlé la mort à la suite d’une allergie à l’anesthésie chez son dentiste, la chef du Nouveau Parti démocratique de l’Alberta, Pam Barrett, a démissionné «pour des raisons spirituelles»! «Je dois emprunter un nouveau chemin. J’ai besoin de faire autre chose; je ne sais trop quoi encore, mais ce sera relié au pirituel», a déclaré avec émotion la politicienne en conférence de presse à Edmonton.
On peut se moquer de la subite conversion de Pam Barrett. Une autre illuminée qui se prend pour Jojo Savard! Un politicien de plus sacrifié sur l’autel de la vie publique! Pour ma part, je préfère laisser ce genre de blagues aux humoristes qui polluent nos ondes, ou aux ambitieux qui pensent que la carrière est plus importante que la vie.
«On a tué Dieu, mais pas la place qu’il occupait», disait Nietzsche. L’avenir nous dira si, en méprisant toutes les valeurs anciennes, la société n’a pas jeté le passé avec l’eau du bain. _