Société

Droit de cité : Lavez, lavez

Un vent d’Ouest souffle sur Montréal. Une brise du Far West, qui risque d’apporter avec elle son quota de mauvaise foi.

C’est qu’avec son irrépressible désir d’une société ordonnée au quart de tour, le gouvernement ontarien a officiellement mis en application, la semaine dernière, sa loi pour des rues plus sûres, le Safe Street Act. Safe street comme dans safe sex, comme dans «jouissons moins pour jouir mieux».

Cette loi vise deux cibles, deux éléments de la vie urbaine: les quêteux et les squeegees. En gros, la loi limite les activités des premiers, et bannit sans autre forme de procès les seconds. Les contrevenants sont passibles de mille dollars d’amende, de prison, ou de boot camp pour les mineurs.

Si l’on vous en parle, c’est à cause du tourbillon que ça va provoquer chez nous: on entend déjà le maelström d’intolérance, d’appels au ménage un brin fascisants, et de déterminisme à dix sous déferlant vers Montréal. Plus le printemps approchera, plus la rumeur sera forte.

Peu connue ici, l’annonce de la loi ontarienne anti-squeegees vient de ranimer le désir de plusieurs Montréalais d’une ville débarrassée de ses marginaux. À la télé, comme à la radio et dans les journaux, les appels pour suivre le modèle ontarien sont de plus en plus nombreux. Notamment, parce que plusieurs craignent que la croisade ontarienne pousse des centaines de jeunes squeegees vers Montréal. Encore une fois, nous serions victimes de notre mansuétude et de notre bonasserie, diront les gueulards de la bande AM.

D’abord, on se calme le pompon: les Rouges ne sont pas aux portes de la ville! Et avant qu’un politicien, chef de police, président de chambre de commerce ou animateur de station de radio AM n’élève au rang de Plan-Marshall-pour-la-jeunesse la politique ontarienne, il faut rappeler ceci: à Montréal aussi, ils ont déjà sorti l’artillerie lourde, comme Toronto s’apprête à le faire.

À grands frais, en plus, avec l’espoir d’éradiquer «la vermine». Pour constater un an plus tard que la bestiole était toujours là, avec des compères toujours plus nombreux. C’était il y a deux ans, et le maire Bourque, dans un rare moment de lucidité, avait décrété l’échec. Et sonné l’heure de la réconciliation, avec pour résultat que la bonne volonté des uns et le «professionnalisme» des autres ont permis aux squeegees de Montréal d’avoir bien meilleure réputation que ceux de Toronto. Plus cordiaux, moins agressifs.

Une invasion de squeegees torontois sur Montréal? Cela serait étonnant, pour deux raisons: la police torontoise n’aura pas les moyens de ses ambitions, et les enfants de la racle ne tiennent pas mordicus à leur carrière de laveurs de pare-brises itinérants. Selon une étude ontarienne, plus de 80 % des squeegees échangeraient volontiers leur travail de rue contre un vrai boulot.

Évidemment, la notion de vrai boulot varie: pour un membre émérite d’une chambre de commerce, c’est suffoquer derrière un comptoir de fast-food, où la boulette de steak haché obtient plus de respect que le personnel sous-payé. Pour le squeegee, un vrai boulot, c’est un vrai métier. Mais avec un secondaire trois dans sa besace, sans domicile fixe, et toutes les misères urbaines sur ses épaules, ça tient plus du rêve que de la réalité.

Alors, entre le néo-esclavagisme de l’industrie du salaire minimum et la vie illicite, le choix sera facile: plutôt que de partir pour pâtir à Montréal, plusieurs squeegees torontois troqueront simplement leur racle contre un pied-de-biche. Et ce ne sera pas pour un usage mécanique. C’est du moins la crainte qu’ont les opposants au Safe Street Act. Voyez-vous, le phénomène des squeegees n’est pas né pour répondre à la demande des automobilistes: c’est une réponse à la pauvreté. Les trente à quatre-vingts dollars par jour qu’ils gagnaient au coin des rues, ils devront bien les récupérer…

Il n’y aura pas d’invasion, parce que, quoique bien inspirée par le modèle new-yorkais, Toronto ne se donne pas les moyens de ses ambitions. À New York, la ville avait embauché des centaines de nouveaux policiers pour son escouade anti-tout-ce-qui-traîne-dans-la-rue. Première étape, on les arrête. Puis, la Ville a créé des programmes de subventions à l’emploi pour ceux qui voudraient engager un de ces mal-pris. En d’autres mots: tu travailles là où on te le demande, ou tu croupis en prison. (Ainsi, certains ex-squeegees sont devenus médiums pour des lignes 1-900! La Ville soutenait que le don de voyance n’était pas nécessaire pour l’emploi, qu’il suffisait de faire preuve d’empathie, et que cela s’apprenait…) Les autres ont fui au New Jersey.

La question n’est pas d’être pour ou contre la pratique du squeegee. Le scandale n’est pas dans la volonté de la faire disparaître. Le scandale, c’est de croire que ces jeunes feraient plus de bien à la société s’ils «flippaient» des boulettes au Roi du Burger.