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Grabuge au Sommet de la jeunesse : Party privé
Les émeutes qui ont ébranlé le Sommet de la jeunesse nous ont prouvé une chose: nous sommes gouvernés par une gang de dinosaures. Une bande de gestionnaires opportunistes dépassés et déconnectés de la réalité qui se comportent comme des mononcles…
François Desmeules
Mardi dernier, nous, de Voir Québec, sommes partis en fin de journée, après l’apéro tranquille, tâter le pouls de la jeunesse engagée.
Selon une source bien informée, les participants au Sommet alternatif de la jeunesse vont monter jusqu’au Grand Théâtre manifester leur mécontentement et, peut-être, bloquer quelques rues. Ils se sentent, à juste titre, laissés pour compte dans ces sommets préorganisés dont le gouvernement Bouchard a le secret. Des événements où, quel que soit le sens des débats amorcés, les communiqués finaux, fruits de la concertation entre le patronat, les syndicats et le gouvernement, sont déjà rédigés.
En après-midi, sur le plancher du Centre des congrès, on cède déjà volontiers la parole à la Fédération des entreprises, aux comités jeunesse de partis politiques officiels, qui tirent tout un chacun la couverte de leur bord; et aux vieux apparatchiks du PQ, assez obsédés par l’indépendance pour brader la shop à tous les bénis-oui-oui-oui-oui du Québec, Desjardins, Québécor et Jean Coutu en tête.
En coulisse, ceux qui ne représentent pas des groupes de pression puissants, des jeunes bien comme il faut, délégués d’organismes officieux, s’impatientent déjà. Ils ont l’impression, et c’est tout dire, de perdre leur temps.
Moins d’un tiers des intervenants à ce sommet ont moins de trente ans. La parole leur est confisquée par les «spécialisssses».
En ce mardi soir, pour faire chic and swell, le gouvernement Bouchard a commandé un invitant spectacle privé réunissant les Isabelle Boulay, Marc Déry et Daniel Boucher. Mais, malheur, l’invité d’honneur, premier ministre du Québec, n’arrivera pas à se rendre à sa fête écouter le message d’espoir approprié.
Dormir au gaz
Dix-neuf heures. Malgré le froid de canard, ça brasse devant le Grand Théâtre de Québec. On peut déjà voir de loin que l’auvent du portique sud est mis à mal par plus de cinq cents jeunes furieux. Mobilisés par le mouvement pour le droit à l’éducation et quelques associations étudiantes et groupes populaires, ce sont essentiellement des étudiants de Montréal et de Québec.
Dix-neuf heures trente. Étrange enjeu convoité par tous, la porte du Grand Théâtre résiste. Une dizaine de policiers assiégés tiennent à bout de matraque des dizaines de jeunes dont la pire des délinquances consiste, pour l’instant, à lancer des boules de neige aux policiers. Déjà, de nombreuses minivans aux couleurs de la Ville, stationnées en jaloux, annoncent le retour des hommes en noir casqués. Les journalistes de Québec, coincés en masse compacte entre manifestants et policiers, font tampon entre les excités des deux camps. Ce sont des habitués de l’émeute, des professionnels aguerris, qu’aucune bombe lacrymogène ne saurait décourager.
Alors que les hommes en vert de la SQ se joignent en masse aux célébrations, le paysage prend l’allure habituelle de ces fêtes de la Saint-Jean où même le citoyen le plus paisible se fait malgré tout bousculer sans discernement autour de la place D’Youville. Où la police privée de Guy Cloutier, année après année, fait régner sa loi dans le périmètre du Capitole.
Vingt heures. L’ambiance n’est pas à la fête. La foule nerveuse vibre au rythme des tam-tams et de slogans étriqués: «Le Québec aux Québécois» rime avec «Concertation non merci» et «Bouchard nazi».
Probablement exaspérés par le son des djembes, les policiers lancent les gaz. Quelques gros pavés s’accumulent devant nous. Arrive alors l’inimaginable. Ce que nous n’aurions jamais cru possible ici. Trois cocktails Molotov atterrissent entre les jambes des policiers. Le parvis du Grand Théâtre flambe. Écoeurés, bon nombre de manifestants visiblement pacifistes choisissent de quitter la fête. Un lacrymogène atterrit à mes pieds. Je choiss sans hésiter de fuir, par le parc de la Francophonie où je m’enfonce dans la neige jusqu’aux genoux en compagnie de quelques collègues pissous.
L’anecdote est cocasse. Alors que nous fuyons les gaz, de gros autobus jaunes déversent, en masse compacte, un énorme contingent de manifestants frais, tout étonnés de se retrouver d’un coup sec au front.
Tandis que tout ce beau monde évacue vers la rue… je songe cette fois-ci à mes lectures de jeunesse.
Particulièrement à Malraux, immense génie de la métamorphose humaine qui, lors des manifs de mai 1968, commit sa deuxième grande erreur de perspective. Du haut de son balcon de ministre, fort de son expérience de résistant et étouffé par sa fonction, il ne vit dans la jeunesse de 1968 qu’une bande de morpions apatrides et sans cause.
Pourtant ce sont ceux-là, l’air de rien, Cohen-Bendit en tête, qui minèrent sa cinquième république…
Et je me demande – sale utopie – pourquoi, avant d’en arriver là, aucun de nos ministres, en cette soirée de février, n’a eu le maudit courage de regarder cette colère brouillonne dans les yeux. Quelle que soit son importance, quelle que soit, ce soir, sa légitimité. Le courage d’enfiler son paletot et de se ramener dehors. D’écouter, simplement, les déçus.
Non! Nos décideurs ont assurément préféré camper dans leur voiture de fonction en attendant le feu vert, plutôt que d’entendre le monde ordinaire. Qu’ils devaient être surpris nos ministres, spécialement descendus d’Outremont by the sea pour vivre leur beau conte de fées, de se retrouver devant une jeunesse transformée en citrouille.
Une conclusion s’impose une fois pour toutes: nous sommes gouvernés à peu de choses près par une gang de dinosaures. Une bande de gestionnaires opportunistes dépassés et déconnectés de la réalité qui se comportent comme des mononcles. Une fois par année, ils passent voir le petit neveu, lui amènent un jouet ou un bonbon, le gratifient d’une tape dans le dos, de quelques promesses et s’en retournent avant six heures. L’enfant ent que ce n’est pas de l’amour. Les étudiants savent ce qu’est l’opportunisme.
Mauvaise image, faux enjeux, élitisme crasse. Les bavures de ce Sommet vont coûter de précieux votes à un gouvernement pris au dépourvu. Il reste quelques heures à Bouchard pour descendre dans la rue et rétablir un vrai dialogue avec une jeunesse qu’il n’a pas su prendre au sérieux.
Mardi soir, 21 h, le chauffeur de taxi qui m’a ramené chez moi en contournant les rues bloquées est un homme épuisé d’au moins cinquante ans. Lorsque je lui raconte ma soirée agitée, le feu et les lacrymogènes, il explique, impassible, en une seule phrase, ce qui me demande mille mots: «Normal, ils convoquent un Sommet de la jeunesse et ils ne laissent pas parler les jeunes.»