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Entrevue avec Anne-Marie Gingras : À propos de la démocratie et des médias
Professeure au Département de sciences politiques de l’Université Laval, ANNE-MARIE GINGRAS vient de publier un essai sur le journalisme qui s’intitule Médias et démocratie, le grand malentendu. Très critique à l’endroit des mythes que les médias entretiennent sur eux-mêmes, l’auteur questionne les relations troubles qu’entretiennent ceux-ci avec les différents niveaux de pouvoir ainsi que la manière dont ils organisent la discussion sur la place publique.
Propos recueillis par Matthieu Dugal
L’objectivité est-elle une notion dépassée lorsque l’on veut étudier le fonctionnement des médias contemporains?
«En sociologie du journalisme, il y a près de 20 ans que des chercheurs étudient comment le contexte et l’environnement de la production journalistique influencent cette dernière. Ici, nous vivons dans un système politique qui s’appelle la démocratie libérale, on a un système économique qui s’appelle le capitalisme. Ces deux systèmes véhiculent des valeurs, ils ont des principes de base. Fondamentalement, le journalisme fonctionne aussi avec les mêmes principes.»
Mais pensez-vous qu’il y a tout de même un discours, une idéologie que le journalisme entretient sur lui-même et qui conçoit la profession comme une simple courroie de transmission de l’information et non comme un acteur de pouvoir?
«Ce que l’on enseigne dans les écoles de journalisme, c’est que le journaliste est un témoin de l’événement et qu’il doit le rapporter de la manière la plus fidèle possible. Je dirais même que la majorité des journalistes croient en cette conception de leur métier. Mais cette croyance ne résiste pas à l’analyse. Il y a une manière d’écrire, des mots à utiliser, il y a des choses qui se disent, d’autres qui se disent moins. Cette mise en forme de l’information, même si elle est essentielle, éloigne le journaliste d’une certaine forme d’objectivité. Par exemple, en 1985-1986, j’ai travaillé à la Chambre des communes comme adjointe législative d’une députée. Mon travail consistait entre autres à suivre les débats parlementaires et j’ai été surprise de constater le bordel qui régnait lors de la période des questions. De l’extérieur, à la télévision, tout a l’air beau, même si les députés se questionnent parfois un peu rudement. Mais quand on est sur place, c’est une autre affaire. Certains députés dorment, d’autres lisent leur journal, et ça, on ne le voit pas dans les médias, on nous montre une autre réalité. Pourquoi? Parce que le Parlement, c’est légitime, on ne peut pas en montrer des facettes ui ne collent pas à cette image. Les médias participent à cette construction.»
Et comment participent-ils à la construction de cette réalité?
«Pour livrer leur information, pour qu’elle soit plus facile à comprendre, les médias utilisent des styles de présentation, comme la dramatisation, la personnalisation, etc. À force d’employer ces styles de présentation on finit par donner moins de substance à l’information que l’on veut livrer. Je ne pense pas qu’on aide les citoyens en leur montrant que les choses ne sont pas compliquées. Je crois que les médias exploitent la paresse des citoyens, ils divertissent davantage qu’ils informent.»
Peut-on dire que les conditions de travail des journalistes participent à vider l’information de son contenu?
«Évidemment, la tendance générale dans le monde du journalisme est à la précarisation des emplois. Il y a de plus en plus de pigistes, de moins en moins de permanents. Cette situation a beaucoup de répercussions sur l’indépendance du journaliste et sur la qualité du travail qu’il peut accomplir. Si les journalistes sont en situation précaire, ils n’ont pas le temps de passer deux ou trois mois sur une enquête.»
Vous pensez que le développement de la pige nuit à la qualité du travail journalistique?
«Définitivement. Les journaux emploient de plus en plus de pigistes à qui ils n’ont pas à payer, par exemple, de bénéfices sociaux. Quand un journaliste doit travailler pour ramener assez d’argent pour vivre, il n’a pas le temps de faire du journalisme d’enquête.»
C’est donc un problème de structure de la profession?
«Il ne faut jamais oublier que le but premier des entreprises de presse et des médias électroniques, c’est de faire des profits et non de devenir un lieu de délibération rationnel et transparent. La structure du marché de l’emploi dans les médias reflète les principes qui les régissent qui sont des principes liés au capitalisme. Forcément, on ne peut s’extraire de la société à l’intérieur de laquelle on vit. Prenez une publicatio comme l’Actualité, qui appartient à un grand groupe de communication qui a des dizaines de milliers d’employés, la revue ne compte que cinq journalistes permaments. C’est la même chose pratiquement partout. Les journalistes sont pris par la structure.»