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Coke dans les universités : Potion magique
Cette semaine, les étudiants de McGill devront choisir entre s’affilier à Coke pour les onze prochaines années, ou demeurer «nature». Histoire d’éclairer le débat qui fait rage, la journaliste et auteure torontoise NAOMI KLEIN a été invitée à exposer les enjeux des ententes entre multinationales et universités. Les étudiants peuvent-ils vraiment carburer au Coke sans craindre les arrière-goûts?
Nicolas Bérubé
«Les rebelles ne sont pas ceux qui résistent à un pouvoir abusif mais ceux qui l’appliquent.»
– John Locke
Un sentiment d’urgence flottait dans l’air de l’auditorium bondé où Naomi Klein s’apprêtait à prendre la parole. Environ deux cent cinquante étudiants de McGill sont venus écouter celle qui leur fournirait les arguments nécessaires pour convaincre l’université au grand complet de voter contre l’entente entre Coke et McGill lors du référendum prévu cette semaine. On aurait dit deux cent cinquante Gaulois terrorisés à l’idée de combattre les Romains à mains nues, et qui auraient une heure trente à passer en tête-à-tête avec Panoramix pour apprendre le secret de la potion magique…
Cette semaine, Coke frappe à la porte de McGill pour obtenir un contrat d’exclusivité sur la vente de boissons gazeuses sur le campus pour les onze prochaines années. En retour, Coke s’engage à verser à l’université un montant qui n’a pas été dévoilé (l’entente est confidentielle: seulement deux étudiants pourront la lire avant qu’elle ne soit signée, une règle établie par Coke et McGill), mais dont on estime qu’il augmentera les revenus de l’établissement de 0,2 %.
«Pis après?»
Banale, cette entente? Après tout, Coke vend ses produits sur le campus depuis plusieurs années et cela n’a pas empêché McGill de devenir une des universités les plus célèbres au pays. «Ce n’est pas si simple», a expliqué Naomi Klein, qui, dans son livre No Logo (dont nous vous avons parlé le 10 février dernier) s’attaque aux pratiques pas très catholiques des multinationales. «Beaucoup de gens croient sincèrement qu’une entente d’exclusivité entre une entreprise comme Coke ou Pepsi et une université est un événement bénin qui aidera l’université à renflouer ses coffres. Mais de telles ententes comportent aussi des désavantages que les multinationales se gardent bien d’expliquer aux étudiants.»
Selon Klein, les inconvénients sont beaucoup plus nombreux que les avantages. Pour elle, l’université qui accepte de signer un contrat d’exclusivité avec une multinationale ne fait pas que lui offrir une visibilité accrue ou une clientèle captive: elle devient partie intégrante de la chaîne de production des biens vendus par la compagnie.
«Aujourd’hui, les compagnies se dissocient de plus en plus des produits qu’elles vendent et consacrent plutôt leurs moyens à créer, entretenir et vendre une image. Microsoft ne vend pas des logiciels, mais des solutions; Gap ne vend pas des vêtements, mais du mouvement; Coke et Pepsi ne vendent pas de l’eau sucrée, mais la jeunesse éternelle et le plaisir de vivre.» Les vêtements Tommy Hilfiger sont le meilleur exemple de la suprématie de l’image: la compagnie ne fabrique aucun vêtement – qui sont plutôt faits par d’autres compagnies, comme Jockey et Pepe Jeans -, ce qui n’empêche pas les fashion victims de craquer pour le fameux logo bicolore, synonyme de popularité et de réussite sociale. En s’associant avec une marque, dit-elle, les universités lui permettent de concrétiser son image: elles lui fournissent un espace privilégié qui lui permet d’exister, rien de moins.
En devenant une des étapes de la fabrication du produit – Coke dans le cas de McGill -, l’université donne implicitement son aval aux pratiques de la compagnie avec qui elle s’associe. Pas de chance pour McGill: au chapitre des droits humains, le dossier de Coke est aussi chargé que la feuille de route du général Pinochet. «Coke a profité de la dictature sanglante au Nigeria pour faire des affaires d’or dans ce pays, explique Klein. Coke possède peu d’usines d’embouteillage: la multinationale préfère faire affaire avec des sous-traitants. De cette façon, elle met des bâtons dans les roues aux travailleurs qui voudraient se syndiquer. Et quand elle est accusée d’offrir de mauvaises conditions de travail à ses employés, elle jette le blâme sur ses sous-traitants…»
On ne mord pas la main qui nourrit
François Tanguay-Renaud, du mouvement d’opposition au CBA (Cold Beverage Agreement) de McGill, explique quant à lui que l’entente aura des répercussions concrètes sur le quotidien des étudiants: pour lui, monopole égale augmentation des prix. «À l’Université de Colombie-Britannique, le prix des cannettes de Coke a augmenté de vingt-cinq sous après la première année du contrat, contrat qui est d’ailleurs toujours tenu secret par Coke et l’université, dit-il. Et que dit la direction de McGill pour convaincre les étudiants de la laisser signer un contrat avec Coke? "Trust us…" Ce n’est pas très convaincant comme argument…»
Alors que Coke et McGill demandent aux étudiants de leur faire confiance puisque ces derniers n’ont pas le droit de voir le contrat, plusieurs des universités qui ont accepté un accord similaire commencent aujourd’hui à regretter leur choix. Par exemple, les effets des clauses anti-dénigrement – qui spécifient que l’université ne peut pas parler en mal des produits de la compagnie avec qui elle est associée – commencent à faire surface. L’Université du Wisconsin a signé un contrat avec Reebok, dans lequel elle s’engageait à prendre les mesures nécessaires afin qu’aucun de ses employés ne critique la compagnie ou ses agissements! «Comment pouvons nous permettre à Coke de poser ses pénates à McGill sans savoir si ce type d’absurdité va se produire ici?» demande François Tanguay-Renaud.
On sait aussi qu’au cours de la durée du contrat, McGill devra augmenter sa consommation de produits Coke d’un certain pourcentage, sans quoi la compagnie gardera sa mainmise sur le campus jusqu’à ce que le quota soit atteint. «À l’UQAM, si les étudiants avaient accepté l’entente, Coke aurait dû augmenter ses ventes de 130 % au cours de la durée du contrat. Sinon, la compagnie aurait eu le droit de rester gratuitement à l’université pour rattraper ses ventes!»
Le dossier Coke démontre comment l’université trahi ses propres étudiants, qui sont majoritairement opposés à un accord avec Coe, croit-il. «Quand elle est en période de recrutement, McGill aime bien clamer qu’elle écoute ses étudiants, et qu’elle est proche de leurs inquiétudes: aujourd’hui, on constate que ce n’est pas vrai.»
Et on peut s’attendre à ce qu’un vent de contestation s’empare du campus si Coke remportait finalement la bataille, et obtenait droit de cuissage sur toutes les machines distributrices de McGill. Déjà, l’association des diplômés de McGill prévoit orchestrer une «dégustation publique» de RC-Cola au beau milieu du campus de l’université si le contrat était signé. Bref, Coke pourrait recevoir un accueil passablement moins glamour qu’il ne l’aurait souhaité en s’associant à McGill pour renforcer son image auprès des jeunes adultes.
Ceci dit, les campus auront toujours besoin d’argent, et un type de partenariat bien connu continuera à être le bienvenu: l’impôt. «En tant que payeurs de taxes, tous les citoyens et toutes les entreprises sont partenaires avec les universités, explique Naomi Klein. Je crois qu’on devrait en rester là. Si certaines compagnies sont plus sensibles que d’autres au bon fonctionnement du système d’éducation, alors elles n’ont qu’à offrir de payer plus de taxes…»